samedi 3 avril 2021

La menace chez Robert Siodmak

 

Sorti deux ans après Les Tueurs (The Killers, 1946), La Proie (Cry of the City, 1948) installe définitivement Robert Siodmak comme l'un des maîtres du film noir américain. Martin Rome (Richard Conte dans les quatre premiers photogrammes lisibles de gauche à droite) est un criminel récemment évadé d'un hôpital pénitentiaire. Poursuivi par la police, aux abois, il lui faut immédiatement de l'argent. Ayant récupéré chez son avocat des bijoux volés, Rome cherche à les échanger contre cinq mille dollars à une masseuse Rose Given (Hope Emerson), la responsable du vol crapuleux desdits bijoux et du meurtre par strangulation de sa propriétaire.  Toute cette séquence est filmée en plan fixe et long pour jouer sur la profondeur de champ et suggérer une menace latente. Dans ce type de plan, la dynamique de l'image provient essentiellement des mouvements internes. Alors que la nuit recouvre New-York, Martin Rome se retrouve devant la porte d'entrée vitrée de l'institut de massage de Rose. Quelques secondes après avoir sonné, une autre porte s'ouvre tout au bout d'un couloir interminable et une silhouette émerge de l'obscurité pour s'avancer vers lui. Telle une apparition fantomatique, Rose marche d'un pas assuré, allumant la lumière au fur et à mesure qu'elle traverse les pièces de son logement, tout en restant toujours dans l'ombre. Les seules pièces illuminées sont celles qu'elle vient de quitter. Sans hésitation, en dépit de l'heure tardive, la masseuse passe ainsi de l'ombre à la lumière, marquant du sceau de l'ambiguïté sa fonction : une masseuse le jour et une criminelle la nuit, le lien se faisant autour de ses mains capables tout autant de masser que d'étrangler. Le type d'éclairage utilisé par le réalisateur et son directeur photo Lloyd Ahern renvoie à l'expressionnisme allemand des années 20 – le réalisateur est né en 1900 à Dresde – faisant de ce contraste d'ombre et de lumière, la manifestation de la nature criminelle du personnage. Mais, alors que le visage de Rose reste jusqu'au bout dans l'obscurité sans pouvoir l'identifier, sa présence physique, avec ce corps grand et massif, apparaît immédiatement menaçante. Arrivée au terme de sa déambulation silencieuse, elle ouvre la porte et domine de toute sa carrure Martin. Sanglée dans un sarrau blanc, Rose ne trompe personne sur sa nature corrompue, lisible dans son attitude ombrageuse et revêche, le front plissé, les yeux froids et la bouche exprimant un mélange de mépris et d'arrogance. La moitié de son visage restant dans l'ombre et la place centrale qu'elle prend dans le cadre parachèvent sa sinistre apparence et ne font qu'accroître la tension. Filmée en contre-plongée, Rose exprime un égocentrisme et une puissance telle que Martin est rejeté hors-champ. C'est elle désormais qui mène le jeu. De manière obsessionnelle, Robert Siodmak avait déjà évoqué des disciples de la strangulation dans Les Mains qui tuent (Phantom Lady, 1944) ou encore Deux mains, la nuit (The Spiral Staircase, 1945) permettant ainsi au réalisateur de renouer, aux États-Unis, avec l'atmosphère inquiétante de certains de ses films allemands (Adieux/Abschied, 1930), qu'il avait mis en scène avant d'être contraint de quitter son pays pour fuir le nazisme.



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