vendredi 9 avril 2021

Le corps humain chez Dalton Trumbo


Johnny s'en va-t-en guerre (Johnny got his gun, Dalton Trumbo, 1971) dénonce avec une force peu commune les abominations que la guerre peut causer sur un corps humain. À partir de son livre éponyme paru en 1939, Dalton Trumbo, un ancien blacklisté des années 50, met en scène une vertigineuse plongée en apnée dans la souffrance d'un « rescapé » des tranchées de la Première Guerre mondiale. Fracassé par un obus tombé trop près, Joe Bonham (Timothy Bottoms) est devenu cet homme-tronc couché sur un lit d'hôpital. Il n'a plus ni jambes, ni bras. Son visage, recouvert désormais par un masque, a été arraché, le privant de la vue, du langage et de l'ouïe. Réduit en charpie par la folie des hommes, il se retrouve dans le noir le plus profond et le plus absolu parce que définitif. « On ne peut pas perdre tant d'éléments de soi-même et continuer à vivre [1] ». Et pourtant, en dépit de toute cette dévastation, son cerveau fonctionne toujours. Emporté par une vague de panique incontrôlable, Joe prend progressivement conscience de son état et, dans une longue plainte muette, implore son euthanasie. Mais son désir frénétique de se tuer pour faire cesser cette sensation d'étouffement ne rencontre que le silence de son cri sans fin. Privé de toutes ses capacités sensorielles, il est devenu cet objet d'études pour des médecins militaires convaincus de sa mort cérébrale. Au nom d'une science pervertie, ils veulent tout savoir sur ce corps, tout connaître sur ce qui maintient en vie ce cobaye qui n'est plus tout à fait un homme. L'image et la voix-off de Joe n'offrent aucune échappatoire au spectateur saisi par ce cinéma du malaise et de la cruauté. Nous voyons ce que Joe ne peut pas voir. Une partie du mur et une petite table à gauche du cadre sont faiblement éclairés par une lumière diagonale, alors que le reste de la chambre est noyé dans l'ombre pour mieux souligner la claustrophobie de la scène. Pourtant le corps de Joe, recouvert par un drap qui ne cache aucune de ses mutilations, est néanmoins bien visible dans cette pièce qui tient davantage d'une cellule ou d'un tombeau que d'une chambre d'hôpital. Le mutilé y est condamné à être exclu du monde et à vivre une solitude irréversible, une désespérance rendue encore plus tragique par une pensée et une mémoire intactes. Le noir et blanc compose une esthétique particulièrement sinistre dans laquelle l'ombre et la lumière, par leur nature très contrastée, renvoient aux spectateurs une image quasi-monochrome, intime et brutale, de l'état mental de Joe.

L'itinéraire de ce roman violemment antimilitariste est particulièrement singulier : évoquant la Première Guerre mondiale, il est publié en septembre 1939 lorsque Hitler envahit la Pologne, puis devient un manifeste lu dans les années 60 pendant les meetings pacifistes contre la guerre du Vietnam. Son adaptation au cinéma, quant à elle, sort en août 1971 quelques mois avant le déclenchement d'une vaste offensive aérienne contre Hanoï. Dalton Trumbo termine par ailleurs son roman avec cette ironie cinglante, désabusée, mais néanmoins lucide : « Mettez-nous des fusils dans les mains et nous nous en servirons (….) Faites des projets de guerre, vous les maîtres de guerre, faites des projets de guerre, montrez-nous le chemin et nous prendrons nos fusils [2]».



[1] Johnny s'en va-t-en guerre de Dalton Trumbo, Éditions Solin, 1987, p.72

[2] Ibid, p.237 et 238






Aucun commentaire:

Publier un commentaire