Johnny s'en va-t-en guerre (Johnny
got his gun, Dalton Trumbo, 1971) dénonce avec une force peu commune les
abominations que la guerre peut causer sur un corps humain. À partir de son
livre éponyme paru en 1939, Dalton Trumbo, un ancien blacklisté des années 50, met
en scène une vertigineuse plongée en apnée dans la souffrance d'un « rescapé »
des tranchées de la Première Guerre mondiale. Fracassé par un obus tombé trop
près, Joe Bonham (Timothy Bottoms) est devenu cet homme-tronc couché sur un lit
d'hôpital. Il n'a plus ni jambes, ni bras. Son visage, recouvert désormais par
un masque, a été arraché, le privant de la vue, du langage et de l'ouïe. Réduit
en charpie par la folie des hommes, il se retrouve dans le noir le plus profond
et le plus absolu parce que définitif. « On
ne peut pas perdre tant d'éléments de soi-même et continuer à vivre [1]
». Et pourtant, en dépit de toute cette dévastation, son cerveau fonctionne
toujours. Emporté par une vague de panique incontrôlable, Joe prend
progressivement conscience de son état et, dans une longue plainte muette,
implore son euthanasie. Mais son désir frénétique de se tuer pour faire cesser
cette sensation d'étouffement ne rencontre que le silence de son cri sans fin. Privé
de toutes ses capacités sensorielles, il est devenu cet objet d'études pour des
médecins militaires convaincus de sa mort cérébrale. Au nom d'une science
pervertie, ils veulent tout savoir sur ce corps, tout connaître sur ce qui maintient
en vie ce cobaye qui n'est plus tout à fait un homme. L'image et la voix-off de
Joe n'offrent aucune échappatoire au spectateur saisi par ce cinéma du malaise
et de la cruauté. Nous voyons ce que Joe ne peut pas voir. Une partie du mur et
une petite table à gauche du cadre sont faiblement éclairés par une lumière diagonale,
alors que le reste de la chambre est noyé dans l'ombre pour mieux souligner la
claustrophobie de la scène. Pourtant le corps de Joe, recouvert par un drap qui
ne cache aucune de ses mutilations, est néanmoins bien visible dans cette pièce
qui tient davantage d'une cellule ou d'un tombeau que d'une chambre d'hôpital.
Le mutilé y est condamné à être exclu du monde et à vivre une solitude
irréversible, une désespérance rendue encore plus tragique par une pensée et
une mémoire intactes. Le noir et blanc compose une esthétique particulièrement
sinistre dans laquelle l'ombre et la lumière, par leur nature très contrastée,
renvoient aux spectateurs une image quasi-monochrome, intime et brutale, de
l'état mental de Joe.
L'itinéraire
de ce roman violemment antimilitariste est particulièrement singulier :
évoquant la Première Guerre mondiale, il est publié en septembre 1939 lorsque
Hitler envahit la Pologne, puis devient un manifeste lu dans les années 60 pendant
les meetings pacifistes contre la guerre du Vietnam. Son adaptation au cinéma,
quant à elle, sort en août 1971 quelques mois avant le déclenchement d'une
vaste offensive aérienne contre Hanoï. Dalton Trumbo termine par ailleurs son
roman avec cette ironie cinglante, désabusée, mais néanmoins lucide : « Mettez-nous des fusils dans les mains et
nous nous en servirons (….) Faites des projets de guerre, vous les maîtres de
guerre, faites des projets de guerre, montrez-nous le chemin et nous prendrons
nos fusils [2]».
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