La longue séquence de la plantation française (25
minutes) ne figurait pas dans la première version d'Apocalypse Now, visible en 1979. Francis Ford Coppola n'était pas satisfait du
résultat de cette digression dans l'itinéraire du capitaine Willard (Martin
Sheen à gauche sur le photogramme 2) remontant la rivière Nung à la recherche
du colonel Kurtz (Marlon Brandon), en pleine guerre du Vietnam. Mais elle avait
fini par recouvrir une aura mythique depuis le tournage de In Heart of Darkness : a
Filmmaker's Apocalypse (1993), un documentaire sur le tournage du film,
réalisé par sa femme Eleanor Coppola, et dans lequel elle parlait de cette
séquence. En 2001, Francis Ford Coppola décida de la réintégrer – avec d'autres
séquences éliminées - dans un nouveau montage qui donnera un film rallongé de
50 minutes : Apocalypse Now Redux. Et
cette séquence est tout aussi grandiose qu'irréelle. Alors que le patrouilleur
dirigé par le capitaine Willard remonte lentement et prudemment la rivière Nung,
traversant un brouillard opaque qui rend la visibilité nulle, des voix
menaçantes en français se font entendre. Craignant le pire, Willard et son
équipage accostent le long d'un ponton en partie détruit et découvrent, alors
que le brouillard se dissipe, des silhouettes fantomatiques, sorties de la
jungle environnante et armées jusqu'aux dents (photogramme 1). Revêtus de
l'uniforme de l'armée coloniale française, ces soldats sont des spectres et des
vestiges d'une Histoire passée. Survivants tragiques de la présence française
dans l'ex-Indochine et soldats déchus depuis la défaite de Dien Bien Phu, ils
n'incarnent plus qu'un empire disparu qu'ils tentent de faire perdurer de
manière dérisoire et pathétique. Le temps s'est figé pour eux dans cette gangue
mentale et végétale. Gardiens d'une plantation d'hévéas dont le propriétaire
est un ancien colon, Hubert de Marais (Christian Marquand, à droite sur le
photogramme 2), ces Français marquent leur territoire, indifférents au monde
extérieur, alors que le Vietnam s'est embrasé depuis des années. Plus que le
fait historique improbable, cette apparition, qui a tout du rêve ou du
fantasme, revêt une valeur symbolique : une armée occidentale a déjà été vaincue
par le peuple vietnamien et sert de signe prémonitoire à la déroute américaine
inéluctable dans cette partie du Sud-Est asiatique. Cet itinéraire partagé du
désastre passé et à venir rapproche Français et Américains dans une même vaine fraternité
des armes. Traversé par une dynamique de fermeture d'un monde – celui des
anciens colonisateurs - face à tout ce qui peut rappeler ce qu'est devenu le
Vietnam depuis 1954, ce paradis perdu vivant en autarcie absolue au beau milieu
de la jungle reste de manière anachronique ce que la France a oublié depuis
longtemps : un espace mythifié par l'orgueil de la geste conquérante et
impérialiste du XIXe siècle. Sûr de lui et convaincu de la justesse de sa
présence en Extrême-Orient, Hubert de Marais est un soldat perdu, au même titre
que le capitaine Willard ou le colonel Kurtz, prisonnier de ses obsessions et
de ses souvenirs. Poignant
contrepoint à la sauvagerie qui encadre la séquence, cette parenthèse de la
plantation autorise une respiration à Willard et ses hommes avant d'affronter
l'horreur au bout du voyage.
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