Dans La
Favorite (The Favourite, Yorgos
Lanthimos, 2018), Sarah Churchill, duchesse de Marlborough (Rachel Weisz,
photogramme 2) est la confidente, la courtisane, l'éminence grise et la
favorite d'Anne (Olivia Colman), reine d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande
jusqu'à l'arrivée d'Abigail Hill (Emma Stone, photogramme 1), une ancienne
aristocrate déchue de ses droits qui cherche par tous les moyens à retrouver
une place à la cour royale, au plus près de la reine. Alors que la guerre de
Succession d'Espagne (1701-1714) fait rage à l'extérieur du royaume, une autre
guerre, plus larvée, plus insidieuse mais tout aussi mortelle se joue entre ces
deux femmes plus arrivistes et ambitieuses l'une que l'autre. Elles ont pris l'habitude
de se livrer, dans les jardins du Palais de Kensington, à une joute qui tient
davantage du règlement de comptes haineux que de l'aimable divertissement. Un
tir aux pigeons leur permet, en effet, de se mesurer l'une à l'autre sur la capacité
de chacune à abattre d'un coup de mousquet, le plus rapidement possible,
l'infortuné volatile qu'un serviteur aura préalablement lâché dans les airs. À
peine Abigail a-t-elle pointée son arme que l'oiseau est déjà abattu, éclaboussant
de son sang le visage de Lady Marlborough. Les taches écarlates qui constellent
la moitié droite de son visage, et qui lui donnent l'air de saigner, ne sont
qu'une préfiguration de ce qu'elle va connaître dans les jours qui suivront. La
favorite de la reine, celle qui gouverne à sa place, celle qui partage son
intimité et son lit vient de trouver sur son chemin une rivale encore plus
machiavélique et tueuse qu'elle. Ce sont ces deux femmes qui mènent une danse cruelle
autour de la dernière reine de la Maison Stuart; cette dernière n'est d'ailleurs
pas dupe des intrigues qui se trament autour d'elle. De soubrette à Secrétaire
financière en passant par dame de chambre, Abigail gravit un à un les échelons
du pouvoir de la même manière qu'elle manie le mousquet : avec une froide
détermination et une rage contenue à la hauteur des humiliations qu'elle a
subies dans sa jeunesse. Empruntant à
Barry Lyndon sa vanité et son désir de reconnaissance (Barry Lyndon, Stanley Kubrick, 1975), Abigail exprime dans sa
confrontation avec Sarah Churchill, tout autant une obsessionnelle quête de
puissance qu'un abandon vertigineux de tout sens moral. Jouxtant le palais, ce
terrain de jeu, en apparence bucolique, cerné par des haies savamment taillées
et ornementé de bosquets, de fontaines et d'étangs, n'est autre que le cadre
d'une dramaturgie toxique portée à l'incandescence. Abigail montre que l'on
peut abattre un adversaire sans forcément le tuer, mais elle ne sait pas encore que,
comme celle de la duchesse de Marlborough, son ascension irrésistible ne peut s'achever,
tôt ou tard, que par une inéluctable chute. Orfèvre en la matière (The Lobster, 2015 ou The Killing of a Secret Deer, 2017)
Yorgos Lanthimos filme la violence et la perversité des rapports humains qui
sous le faste de la dynastie des Stuart n'en révèle pas moins une vision
désespérée de la condition humaine.
jeudi 28 février 2019
La Floride chez John Schlesinger
Des palmiers, un ciel bleu, et bientôt la mer
défilent dans le reflet de la vitre du bus qui mène Rico Rizzo (Dustin Hoffman,
à gauche) et Joe Buck (Jon Voight, à droite), vers le Sunshine State. L'image idyllique de la Floride, métonymie du rêve
américain, surgit au matin du dernier jour de leur voyage. Partis de New-York
la veille, Rico et Joe sont deux marginaux, deux déclassés qui se sont
rencontrés fortuitement dans Big Apple.
Le premier est un escroc minable, clochardisé, infirme et malade vivant d'expédients
et de larcins, alors que le deuxième, candide et un peu nigaud, croyait que sa
mine de bellâtre, sa jeunesse vigoureuse, son stetson, sa veste à franges et
ses bottes de cowboy lui permettaient de quitter son Texas natal pour vendre
ses charmes à des femmes argentées et d'un âge certain, ne demandant que cela
parce que fascinées par le mythe du cowboy viril. Dans une société où il ne
peut y avoir de salut qu'individuel, leur compréhension mutuelle d'une aide
réciproque va sceller une amitié, d'abord conflictuelle, puis progressivement
fraternelle. S'impose alors une narration à deux voix nous décrivant deux
figures aux ailes brûlées, désillusionnées, paupérisées, dérivant dans les
quartiers les plus sordides de la ville. La terre promise new-yorkaise se
révélant une jungle urbaine oppressante, la Floride et son soleil permanent
serviront alors de boussole fantasmée à ces deux perdants, ces laissés- pour-compte,
exclus du miroir aux alouettes qu'est l'american
way of life. Débarrassé de ses habits de cowboy qui étaient censés lui
permettre de se lancer, à rebours des premiers colons, à la conquête de l'Est,
Joe vient d'acheter pour Rico et lui, des chemises de plage plus conformes au
climat et à la culture de la Floride, pour se lancer cette fois-ci, à la
conquête du Sud. « Il doit y avoir un
moyen plus facile pour gagner sa vie, un genre de travail au grand air »
dit-il à Rico apparemment assoupi, la tête reposant sur la vitre. Mais c'est à
un mort qu'il s'adresse. Épuisé, vidé de ses forces, terrassé par la
tuberculose, Rico vient de rendre son dernier soupir, alors que le bus est sur
le point d'arriver à Miami. Ironiquement, les palmiers imprimés sur sa chemise
se superposent aux palmiers qui jalonnent la route longeant la mer. Le rêve de
Rico s'est enfin réalisé mais à titre posthume, et dès lors transparait cette
amertume qui submerge ceux qui ne peuvent réaliser leurs aspirations, faute de
se départir de ce fatalisme social et de cette inaptitude à maîtriser les codes
qui pourraient leur permettre de s'intégrer dans la société. En guise d'oraison
funèbre, Joe le serre contre lui dans un geste d'amour. Du taudis dans le Bronx
au soleil de Floride, l'itinéraire de Rico et de Joe se solde par un échec,
même si Joe n'est plus le même par rapport à son départ du Texas. Alors que son
premier voyage – déjà en bus – le lançait à la conquête du monde à la manière
d'un John Wayne, le deuxième le voit métamorphosé autant d'un point de vue
vestimentaire que mental. Conscient de la dureté du réel, il avance désormais
seul vers un hypothétique avenir. La mort de Rico et le regard vide de Joe,
parachevés par le fondu au noir qui clôt Macadam
cowboy (Midnight Cowboy, John
Schlesinger, 1969), enterrent définitivement l'espoir de liberté et de
prospérité, deux facteurs constitutifs du rêve américain.
L'ombre et la lumière chez William A. Wellman
La
Ville abandonnée (Yellow Sky, William Wellman,
1948) bénéficie d'un noir et blanc particulièrement soigné dont tout le mérite
revient encore une fois au directeur de la photographie Joseph MacDonald.
Celui-ci s'était déjà illustré aux côtés de John Ford (La Poursuite infernale/My
Darling Clementine, 1946), de Henry Hathaway (Appelez nord 777/Call
Northside 777, 1948) et de William Keighley (La Dernière rafale/The Street
with No Name, 1948). Du film noir au western, il a su tirer le meilleur parti
des ambiances crépusculaires, des contrastes entre l'ombre et la lumière et des
éclairages entre chien et loup. La caméra surprend ici Dude (Richard Widmark)
en train d'épier James Dawson (Gregory Peck), Constance Mae (Anne Baxter) et
son grand-père (James Barton) réunis dans la chambre d'une masure perdue à la
périphérie d'une ville fantôme, Yellow Sky, en plein désert. Deux sources de
lumière encadrent son visage, alors que le reste du corps reste tapi dans
l'ombre. La première provient de l'intérieur de la pièce et éclaire d'une lueur
blafarde ses yeux sournois et son rictus mauvais. La deuxième éclaire les
reliefs rocheux et le désert à l'arrière-plan dont les contours témoignent
d'une géographie âpre et tragique, hostile à l'homme. L'éclairage rasant qui
passe par la fenêtre rend Dude encore plus menaçant. La menace ainsi créée est
redoublée par la composition de l'image : celle-ci est formée de taches
d'ombres et de lumières établissant une tension dramatique entre ce qui se lit
sur les traits de Dude et les formes (le cadre de la fenêtre, les contours
arrondis des rochers, la balustrade), donnant à l'ensemble une cohérence
esthétique dont la monochromie ne fait que révéler l'âme noire du hors-la-loi.
C'est donc bien par des affinités resserrées entre le décor objectivement
présenté et la subjectivité sournoise de Dude que Joseph MacDonald tisse sa
trame photographique. Le visage aux trois-quarts éclairés de Dude suggère également
la duplicité du personnage, complice de James pour l'instant mais désireux de
se débarrasser de lui pour faire main basse sur l'or que le grand-père et sa
fille ont extrait de cette nature sauvage. Cette duplicité se lit jusqu'à son
nom Dude, qui dans le western désigne plutôt le pied-tendre, l'homme ordinaire,
mal assuré, sans expérience et fraîchement débarqué dans cet Ouest américain
sans foi ni loi. Or, le Dude de Wellman est tout le contraire : bandit de grand
chemin, fourbe et cruel, totalement déshumanisé et au diapason de cette nature
inhospitalière, il fait penser au tueur psychopathe, Tommy Udo (déjà interprété
par Richard Widmark dans Le Carrefour de
la mort/Kiss of Death, Henry
Hathaway, 1947) (1). Dans ce plan, tout semble figé et l'intensité dramatique
déployée immobilise Dude, tout en force retenue, dans un espace et une durée
qui précédent l'affrontement. Si le noir et blanc sied particulièrement à Joseph
MacDonald, la couleur et le cinémascope lui permettront également de déployer
toute sa science de la photographie. Rio
Conchos (Gordon Douglas, 1964), La
Canonnière du Yang-Tsé (The Sand
Pebbles, Robert Wise, 1966) ou encore son dernier film L'Or de Mackenna (Mackenna's
gold, Jack Lee Thompson, 1969) lui fourniront l'occasion de magnifier des
espaces dans lesquels notre œil pourra se noyer.
(1) Voir la
chronique Le sadisme chez Henry Hathaway
mercredi 27 février 2019
La solitude chez Fred Zinnemann
Dans un vertigineux mouvement de grue ascendant, la
caméra de Fred Zinnemann cadre le marshal Will Kane (Gary Cooper), seul, dans la
rue principale de Hadleyville. Menacé par l'arrivée de Frank Miller (Ian
McDonald), qu'il avait cinq ans auparavant arrêté et contribué à faire juger et
condamner, Will Kane sait que trois comparses aux mines patibulaires attendent
leur patron à la gare, par le train de midi. Apprenant ce retour le jour même à
10h35, Will n'a qu'une heure et vingt-cinq minutes pour recruter des adjoints
avant d'affronter le gang qui veut manifestement lui faire payer cher le séjour
de Frank en prison. En reprenant les règles du théâtre classique – unités de
temps, de lieu et d'action -, le metteur en scène filme le renoncement, la
démission, la lâcheté et la veulerie de toute la population de la ville qui
refuse d'apporter l'aide dont le marshal aurait désespérément besoin. En
sortant de son bureau, alors que la rue principale s'est vidée de toute vie,
Will scrute avec angoisse les façades des immeubles écrasés par le soleil qui
ne va pas tarder à arriver à son zénith. High
Noon (midi pile), titre original du Train
sifflera trois fois (1952) repose sur un scénario écrit par Carl Foreman,
un ancien membre du parti communiste américain, qui désirait transposer à
l'écran une allégorie sur le maccarthysme qu'il subit de plein fouet pendant la
production du film, puisqu'il fut convoqué en juin 1951, devant la Commission
des activités antiaméricaines qui le mit sur la liste noire d'Hollywood (1). Le
marshal Will Kane est donc Carl Foreman lui-même, et les tueurs lancés à ses
trousses ne sont autres que les membres de la Commission, soutenus par une
population objectivement passive et couarde. Seul contre tous, lâché par ceux
qui se disaient des amis, abandonné par sa femme Amy (Grace Kelly) et son
ancienne maîtresse Helen Ramirez (Katy Jurado), le monde se dérobe sous ses
pieds. Certains habitants sont terrés, hors-champ, dans leurs maisons, alors
que nous les devinons, scrutant derrière les rideaux l'issue du gunfight qui se prépare, d'autres sont
au saloon, attendant, toute honte bue, que l'orage passe, ou encore à l'église,
cherchant une rédemption qui leur sera refusée. Ce dimanche n'est pas un
dimanche comme les autres en ce sens qu'il signe la fin possible de la
civilisation et le retour au chaos primitif, toutes les figures des
institutions ayant déserté la ville, physiquement (le juge) ou moralement (le
pasteur). Il ne reste que le marshal, plus que jamais fragilisé par ce
mouvement de grue accentuant son écrasement, son impuissance et la
disproportion entre sa taille minuscule et les volumes des maisons qui
l'encadrent, comme autant de mâchoires prêtes à se refermer sur lui. Ultime
rempart moral face au mal, Will Kane marche vers son destin, dans cette rue
dont le sable va bientôt se gorger de sang.
(1) Voir
les articles Le maccarthysme chez Jay
Roach et Le miroir chez Martin Ritt
samedi 23 février 2019
L'ellipse chez Pawel Pawlikowski
Dans Cold War
(Pawel Pawlikowski, 2018), un écran noir matérialisant une ellipse temporelle
et géographique, sépare ces deux plans. Quittant Berlin-Est en 1952, Wictor
Warski (Tomasz Kot) se retrouve en 1954 à Paris dans un club de jazz, L'Éclipse,
quelque part du côté de Saint-Germain-des-Prés. Brimé dans sa créativité par le
régime communiste polonais, Wiktor choisit, au cours d'une tournée en Allemagne
de l'Est de la chorale polonaise qu'il dirige, de franchir le rideau de fer. À
gauche du cadre, le policier français et le panneau d'avertissement sur lequel
est écrit « Vous entrez dans le secteur français » sont autant de signes du
franchissement de cette frontière encore perméable en 1952. Peu éclairée, cette
ligne de démarcation entre Berlin-Est et Berlin-Ouest sépare deux espaces
socio-politiques et économiques antagonistes dont les immeubles de part et
d'autre portent encore les stigmates de la guerre. Wiktor passe ainsi des
gravats et des immeubles détruits de la RDA à un immeuble de la RFA, sur sa
gauche, dont les ouvertures béantes défigurant la façade montrent ce que la
capitale de l'ancien Reich allemand a subi en 1945. Cependant, ce musicien en
exil laisse derrière lui Zula Lichon (Joanna Kulig), un amour passionnel,
profond et destructeur. Éperdument amoureux l'un de l'autre, Zula ne s'est
pourtant pas rendue au rendez-vous que lui avait fixé Wiktor. Seul, et une
valise à la main pour tout bagage, Wiktor s'avance vers les lumières de
Berlin-Ouest à l'arrière-plan. Dans un noir et blanc royal, tout en nuances
cendreuses, Pawel Pawlikowski filme une frontière matérielle qui se superpose à
une frontière mentale que les deux amants ne franchiront que de manière intermittente,
incapables de s'aimer durablement sans se déchirer, tout en étant dans
l'impossibilité de se séparer sans voir leur vie réduite à néant. Dès son
arrivée en France, Wiktor est engagé comme pianiste, compositeur et arrangeur
de jazz, jouant régulièrement dans le club qui s'apparente – en plus grand – au
Caveau de la Huchette, célèbre jazz-club parisien créé en 1949 (photogramme 2).
Chant de révolte par excellence, le jazz ne pouvait que servir de réceptacle à
l'absolu désir de liberté de Wiktor. À l'instar des musiciens noirs américains,
comme Clifford Brown ou Oscar Pettiford, qui dans les années 50 fuyaient la ségrégation
sévissant dans leur pays, le pianiste polonais trouve dans Paris le havre qui
doit lui permettre d'acquérir cette indépendance et cette créativité qui lui
ont tant fait défaut dans sa Pologne natale. Jouant au piano dos au public, il
est pour la première fois sous les feux des projecteurs en tant qu'individu
affranchi de toute contrainte, lui qui n'était qu'un instrument à la tête d'une
chorale entièrement dédiée à la glorification de Staline et du régime
communiste, et dans laquelle les artistes n'existaient que s'ils étaient
alignés sur la doxa de la lutte des classes et de la grandeur du prolétariat. Pourtant
malgré son passage à l'Ouest, la liberté nouvelle du musicien n'efface pas
l'astre noir de l'absence de Zula éclairant sa solitude. Wiktor reste prisonnier
du vide de son existence et de la musique incapable de guérir.
vendredi 22 février 2019
Le destin chez les frères Coen
1
2
Oiseau de nuit, LLewyn Davis (Oscar Isaac,
photogramme 1) est un chanteur-guitariste folk, sans domicile fixe et régulièrement
désargenté, qui écume soir après soir les clubs de Greenwich Village dans le
New-York du début des années 60. À la recherche d'une notoriété qui se refuse à
lui jusqu'à présent, il interprète, guitare à la main, et d'une voix
mélancolique, Fare Thee Well, une
ballade américaine traditionnelle dont les paroles et les accords de guitare se
répandent dans la pénombre d'un club. Sur scène, la lumière est tamisée et
seuls deux projecteurs jettent un éclairage blafard sur la silhouette du
guitariste assis sur une chaise. Sa prestation achevée, il quitte la scène sous
des applaudissements polis et mesurés. Et alors que la caméra suit en travelling
latéral Llewyn Davis quittant la salle, un autre chanteur monte sur scène,
s'installe sur le siège laissé vacant, accorde sa guitare et, harmonica positionnée
près de sa bouche, entame la chanson Farewell,
une chanson inspirée par une ballade britannique Leaving in Liverpool. Cette autre silhouette n'est autre que celle
du jeune Robert Allen Zimmerman, alias Bob Dylan (photogramme 2). Ses cheveux frisés,
sa guitare, son porte-harmonica autour du cou et sa voix nasillarde inimitable
– avant d'être celle de toute une génération -
ne laissent planer aucun doute. Dans Inside
Llewyn Davis (2013), les frères Coen saisissent, dans ce moment plein
d'amertume, deux destins divergents: le premier illustre celui de Llewyn Davis
dont le personnage s'inspire de Dave Van Ronk, un chanteur-guitariste, militant
d'extrême-gauche et père fondateur du folk revival de la fin des années 50,
mais qui n'a jamais obtenu d'autre reconnaissance que celle de ses pairs, alors
que le second illustre celui de Bob Dylan – qui n'a jamais caché l'admiration
qu'il avait pour le précédent – en route pour la gloire. En 1961, celui-ci en est
encore à chanter des chansons folk traditionnelles. Son premier album publié en
1962 et intitulé sobrement Bob Dylan,
ne contient – mis à part deux compositions personnelles – que des folk-songs déjà interprétées par
d'autres. Mais, si la caméra des frères Coen se concentre sur Llewyn Davis,
c'est parce qu'il rejoint la longue liste des perdants qui peuplent leur
cinématographie. De Julian Marty (Sang
pour sang/Blood Simple, 1985) à Ulysse
Everett (O'Brother, 2000) en passant
par Hi (Raising Arizona, 1987) ou Jerry
Lundegaard (Fargo, 1996) et ici
Llweyn Davis, c'est tout un florilège de marginaux plus ou moins attachants,
plus ou moins pathétiques, plus ou moins dysfonctionnels qui cherchent à donner
une raison à leur existence, mais sans jamais y parvenir. Si Llewyn ne trouve
pas le succès, ce n'est pas faute de talent ni d'obstination, mais plutôt en
raison d'une incapacité à se plier aux normes que lui impose le show-business. Tout
en vulnérabilité et en défaitisme, n'incarnant pas les préoccupations de ses
contemporains – au contraire de Bob Dylan -, le guitariste-chanteur évolue sur
une ligne de crête entre une reconnaissance populaire inaccessible et une
marginalité anonyme. Prédestiné à rester sur le bord de la route, il n'a pas
encore conscience, en regardant Bob Dylan, de contempler le miroir inversé de son
propre échec.
lundi 18 février 2019
Les Français chez Francis Ford Coppola
La longue séquence de la plantation française (25
minutes) ne figurait pas dans la première version d'Apocalypse Now, visible en 1979. Francis Ford Coppola n'était pas satisfait du
résultat de cette digression dans l'itinéraire du capitaine Willard (Martin
Sheen à gauche sur le photogramme 2) remontant la rivière Nung à la recherche
du colonel Kurtz (Marlon Brandon), en pleine guerre du Vietnam. Mais elle avait
fini par recouvrir une aura mythique depuis le tournage de In Heart of Darkness : a
Filmmaker's Apocalypse (1993), un documentaire sur le tournage du film,
réalisé par sa femme Eleanor Coppola, et dans lequel elle parlait de cette
séquence. En 2001, Francis Ford Coppola décida de la réintégrer – avec d'autres
séquences éliminées - dans un nouveau montage qui donnera un film rallongé de
50 minutes : Apocalypse Now Redux. Et
cette séquence est tout aussi grandiose qu'irréelle. Alors que le patrouilleur
dirigé par le capitaine Willard remonte lentement et prudemment la rivière Nung,
traversant un brouillard opaque qui rend la visibilité nulle, des voix
menaçantes en français se font entendre. Craignant le pire, Willard et son
équipage accostent le long d'un ponton en partie détruit et découvrent, alors
que le brouillard se dissipe, des silhouettes fantomatiques, sorties de la
jungle environnante et armées jusqu'aux dents (photogramme 1). Revêtus de
l'uniforme de l'armée coloniale française, ces soldats sont des spectres et des
vestiges d'une Histoire passée. Survivants tragiques de la présence française
dans l'ex-Indochine et soldats déchus depuis la défaite de Dien Bien Phu, ils
n'incarnent plus qu'un empire disparu qu'ils tentent de faire perdurer de
manière dérisoire et pathétique. Le temps s'est figé pour eux dans cette gangue
mentale et végétale. Gardiens d'une plantation d'hévéas dont le propriétaire
est un ancien colon, Hubert de Marais (Christian Marquand, à droite sur le
photogramme 2), ces Français marquent leur territoire, indifférents au monde
extérieur, alors que le Vietnam s'est embrasé depuis des années. Plus que le
fait historique improbable, cette apparition, qui a tout du rêve ou du
fantasme, revêt une valeur symbolique : une armée occidentale a déjà été vaincue
par le peuple vietnamien et sert de signe prémonitoire à la déroute américaine
inéluctable dans cette partie du Sud-Est asiatique. Cet itinéraire partagé du
désastre passé et à venir rapproche Français et Américains dans une même vaine fraternité
des armes. Traversé par une dynamique de fermeture d'un monde – celui des
anciens colonisateurs - face à tout ce qui peut rappeler ce qu'est devenu le
Vietnam depuis 1954, ce paradis perdu vivant en autarcie absolue au beau milieu
de la jungle reste de manière anachronique ce que la France a oublié depuis
longtemps : un espace mythifié par l'orgueil de la geste conquérante et
impérialiste du XIXe siècle. Sûr de lui et convaincu de la justesse de sa
présence en Extrême-Orient, Hubert de Marais est un soldat perdu, au même titre
que le capitaine Willard ou le colonel Kurtz, prisonnier de ses obsessions et
de ses souvenirs. Poignant
contrepoint à la sauvagerie qui encadre la séquence, cette parenthèse de la
plantation autorise une respiration à Willard et ses hommes avant d'affronter
l'horreur au bout du voyage.
mardi 12 février 2019
Le point de passage chez Samuel Maoz
Au
cours d’une vérification d’identité nocturne à un point de passage perdu en
plein désert, le regard qu’échange cette Palestinienne (Noam Lugasy) avec
Yonatan Foldman (Yonatan Shiray), un soldat israélien, illustre, un court
instant, ce qui pourrait être possible entre ces deux communautés. À l'instar de
la garnison du fort Bastiani attendant un ennemi surgir du désert des Tartares,
quatre soldats sont, en effet, chargés de garder un check-point. À quoi peut
donc servir, dans une attente indéfinie, cette petite unité militaire,
immobile, aux aguets, les yeux rivés sur un horizon désespérement vide ? Hormis
quelques chameaux qui passent sans encombre la barrière, rares sont les
occasions qui permettraient aux
militaires de tromper leur ennui et leur désoeuvrement, exécutant une mission
dont ils ont des difficultés à saisir le
sens et dont l'aspect routinier les ronge progressivement. De temps en temps,
comme pour les sortir de leur léthargie, une voiture s’arrête pour se soumettre
aux contrôles d’identités avant de poursuivre sa route. Le temps s’écoule
inexorablement entre ennui et solitude, loin des lumières de la ville et de la
civilisation. Un soir, un véhicule avec quatre passagers à bord , s’arrête.
Deux hommes et deux femmes, tous Palestiniens, attendent la vérification de
leurs identités. À la droite du chauffeur, une jeune femme – dont nous ne
saurons pas le nom - tourne la tête pour regarder Yonatan derrière sa
mitailleuse. D'abord gênée, hésitante et timide, elle sait qu'il la fixe du
regard. Graduellement enhardie, elle finit par soutenir son regard, esquissant
un sourire, qui se veut autant séducteur que complice. Ce léger mouvement des
lèvres laisse apparaître une infinie douceur qui ne laisse pas indifférent
Yonathan. Les yeux noirs rehaussés par des sourcils soigneusement dessinés, le
visage triangulaire et coloré, les cheveux bruns roulant en cascades sur la
nuque et les épaules de la Palestinienne, tout ce visage illumine la nuit d'un
désir de vie et transforme un sentiment émotionnel irrésistible en une réalité
libre de toute contrainte extérieure. Un dialogue sans paroles s'installe alors
et une intériorité partagée, synonyme d'ouverture sur le monde, rend évidente
la connivence et l'innocence entre cette femme et cet homme. Oubliant quelques
instants sa mitrailleuse et son devoir, Yonatan est profondément troublé par la
beauté et la grâce de la passagère; il pense à ce qui serait possible s'il n'y
avait pas de check-point, de contrôle, d'uniformes, d'armes à feu. Le temps
d'un regard, les tensions et les haines qui existent entre les deux communautés
sont suspendues, oubliées, comme si elles n'existaient pas, comme si la notion
d'ennemi devenait dérisoire et comme si la question du sens de la vie humaine
devait prendre alors, à ce moment précis, toute son ampleur. Dans Foxtrot (2017), Samuel Maoz sonde les
âmes et les cœurs dans un vertigineux face-à-face en suspension mais qui ne
survivra pas au retour du réel, de la violence et de la spirale mortifère qui
caractérise cette région depuis des décennies.
vendredi 1 février 2019
L'exotropie chez Henry Hathaway
Dans L'Attaque de la malle-poste (Rawhide, Henry Hathaway, 1951), la mine
patibulaire, le sourire carnassier et l'exotropie ou strabisme divergent de
Jack Elam n'ont jamais été aussi bien utilisés. Celui-ci interpréte Tevis, un
hors-la-loi lubrique, vicieux, violent et constamment au bord de l'hystérie,
membre d'un gang désireux de s'emparer d'une diligence transportant cent mille
dollars en or. Exécuteur des basses œuvres, c'est lui qui dégaine plus vite que
ne fonctionne son cerveau. Ce qu'exprime alors son visage n'est qu'un
avant-goût de la violence qui va déferler. Lorsqu'il sourit, on ne sait jamais
trop quoi penser, mais le pire est souvent à venir. Mis sous pression, comme
dans ce plan, (il tient en joue, hors-champ, Tom Owens (Tyrone Power) et Sam
Todd (Edgar Buchanan), les deux gestionnaires du relais de diligence), son œil
gauche devient convulsif, frétillant et, pour tout dire, légérement fiévreux. Animé
de cette particularité oculaire, que complètent un visage anguleux ainsi qu'un
corps longiligne et sec,Tevis domine de la tête et des épaules ses comparses
qui apparaissent bien ternes derrière lui (Gratz (George Tobias) à droite de
l'écran et Yancy (Dean Jagger), en partie caché, à gauche. Même le héros de
l'histoire Tom Owens est éclipsé par la furia de ce gibier de potence. Henry
Hathaway aime visiblement cette trogne atypique puisqu'il la filme longuement et
quasiment en gros plan avec une boulimie et une délectation certaines. Le
réalisateur peut être convaicu que le plaisir pour le spectateur est partagé
au-delà de ses espérances. Nul ne peut oublier ce regard pétillant d'une brute
névrosée qui n'a pas besoin d'être avinée pour semer sur son passage mort et
désolation. Tevis semble jouir de sa puissance, incapable de maîtriser son
hyperémotivité et son exaltation. Son pouls s'accélère, des troubles divers
(ricanement sardonique, arcades sourcilières en mouvement, muscles faciaux
imprimant en creux la moitié basse de son visage) animent subitement sa
physionomie et son débit verbal devient chaotique. D'habitude, le rire a un
effet antidépresseur immédiat: c'est rarement le cas pour Tevis, qui n'attend
qu'un ordre de son patron pour montrer que son enthousiasme débridé pour les
tueries n'est pas feint. Pour une fois, L'Attaque
de la malle-poste offre à Jack Elam la possibilité d'exprimer, quasiment
dans tous les plans sans discontinuer, toute la richesse de son jeu et de son expressivité,
contrairement à la facheuse habitude qu'avaient les scénaristes de l'envoyer ad
patres trop rapidement. Ainsi, son intervention de quelques secondes dans Le Train sifflera trois fois (High Noon, Fred Zinnemann, 1952) et dans laquelle il joue un ivrogne libéré de
prison par le shériff Will Kane (Gary Cooper), fait grise mine. Le plus souvent
à l'arrière-plan, et dans des rôles de hors-la-loi plus ou moins retors, comme
dans L'Ange des maudits (Rancho Notorious, Fritz Lang, 1952), Vera Cruz (Robert Aldrich, 1954) ou
encore L'Homme de la plaine (The Man from Laramie, Anthony Mann,
1955), Jack Elam trouve avec Hathaway un rôle à sa démesure et digne de son
anatomie inimitable. Ayant perdu, enfant, partiellement l'usage de son œil
gauche à la suite d'un accident, il saura en faire au cinéma un outil
dramatique qui fera de lui le bad guy
par excellence.
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