samedi 18 février 2017

« Quand la légende dépasse la réalité, alors imprimez la légende ! » chez Clint Eastwood


Cette célèbre apostrophe extraite de l’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance, John Ford, 1962) traduit la distance qu’il y a entre la représentation du mythe de l’Ouest américain (globalement, la plus grande partie des westerns tournés de 1903 jusqu’au milieu des années 60) avec ses icônes sans peur et sans reproche et le réel de la conquête (globalement, les westerns tournés de la fin des années 60 à nos jours), avec des héros mis à nu, le massacre des Indiens et la destruction des bisons. Clint Eastwood, en digne héritier de John Ford, fait sienne cette maxime mais la transpose dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Dans Mémoires de nos pères (Flags of Our Fathers, 2006), trois soldats sont présentés comme des héros de la bataille d’Iwo-Jima (mars 1945) pour parcourir les États-Unis afin de collecter de l’argent qui servira à financer l’effort de guerre contre l’Empire du Soleil levant. De gauche à droite, René Gagnon (Jesse Bradford), John Bradley (Ryan Philippe) et Ira Hayes (Adam Beach) ont participé à l’érection du deuxième drapeau sur le point culminant d’Iwo-Jima, le mont Suribachi, en signe de victoire sur l’ennemi japonais. Mais ce que le public américain, en mal de héros et avide de pouvoir s’identifier à des soldats farouches et résolus, ne sait pas, c’est que cet épisode du deuxième drapeau n’est qu’une mise en scène orchestrée par le photographe Joe Rosenthal, absent au moment où le premier drapeau a été fixé, au plus fort des combats.  Son cliché « Raising the flag on Iwo-Jima » deviendra la photographie la plus emblématique de la guerre. L’autre problème est que sur les trois hommes, seul Ira Hays, un amérindien né sur la réserve pima de Gila River en Arizona, a participé au combat. Les deux autres sont respectivement une estafette (René Gagnon) et un infirmier (John Bradley) et n’ont pas participé aux vagues d’assaut qui ont fini par submerger cet îlot perdu en plein Pacifique. Ils acceptent par patriotisme de se prêter à cette exhibition médiatique et « d’endosser la défroque des héros » (1). Le photogramme les montre au beau milieu d’un stade, sous les feux des projecteurs. Cette image fixe traduit en fait un mouvement de rotation puisque les trois personnages n’en incarnent qu’un, mais à des moments successifs. René regarde droit devant lui avec un sourire goguenard, pas dupe du jeu auquel il se livre, John tourne la tête vers sa gauche, passablement inquiet face à cette foule et Ira clôt le mouvement en scrutant, interloqué, les plus hauts gradins du stade. Devenus des marionnettes aux mains de la propagande, ils sont impeccablement sanglés dans leurs uniformes de parade pour offrir à la vue du public ce qui est en fait une imposture et un mensonge. La réalité importe donc peu. Ils sont devenus des images, des icônes, des symboles que l’on peut utiliser jusqu’à l’épuisement, parce que la situation militaire l’exige. Et cette posture apparaîtra d’autant plus décalée pour le soldat Ira Hayes, qu’elle ne le mettra pas à l’abri du racisme qui le frappe entre deux tournées de promotion. De manière emblématique, le film se termine sur lui, alcoolique et en pleine dépression, en train d’errer sur les routes de la réserve, oublié de tous. Ce mensonge, érigé en système de gouvernement, sert le propos de Clint Eastwood qui, à travers ce questionnement patriotique de la manipulation de l’image, rend néanmoins hommage à tous ceux – Américains et Japonais – qui ont participé à cette bataille particulièrement sanglante ou qui y ont laissé leur vie.

(1)  Clint Eastwood, un passeur à Hollywood de Noël Simsolo, Cahiers du cinéma, 2006, p.263



Raising the flag on Iwo-Jima de Joe Rosenthal (1945)

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