Ce champ-contrechamp est lourd de menaces.
Extrait de La Forêt d’émeraude (The Emerald Forest de John
Boorman/1985), il représente la limite entre la forêt amazonienne encore
intacte et un espace défriché avec comme ligne d’horizon un barrage
hydroélectrique en construction. Ce no man’s land est un front pionnier, un
espace en cours de peuplement dans le cadre d’une mise en valeur agricole ou
minière. L’avancée de cette ligne répond à des impératifs économiques et
sociaux, mais heurte de plein fouet l’habitat des tribus amazoniennes qui ont
su rester à l’écart de tout contact avec ce que l’on appelle la civilisation.
Et la tribu des Invisibles se trouve ici dans ce qu’ils appellent « le bord du
monde ». Incrédules, figés dans une contemplation muette, désemparés, mais
conscients d’un danger qui menace leur existence même, ils observent cet espace
anciennement forestier, pelé, mort, vidé du fleuve qui s’y trouvait, puisque
celui-ci a été détourné de son cours naturel pour permettre la construction du
barrage. La désolation règne à perte de vue. Le défrichement a été mené à coups
de pelleteuses et de bulldozers. Les traces toutes fraîches de ces véhicules de
terrassement marquent encore le sol de leurs empreintes et quelques rares
rubans végétaux discontinus se cramponnent encore miraculeusement à cette terre
violée. En lisière de forêt, les Invisibles, cachés derrière un rideau de
branches, se confondent avec leur milieu naturel et continuent à incarner un
mode de vie dans lequel la liberté, le mysticisme, le rapport respectueux avec
les mondes animal et végétal est en rupture total avec le monde matérialiste
qui les repousse toujours plus loin au fond de la forêt en les asphyxiant petit
à petit. Le barrage, mais aussi tout ce qui compose son hors-champ que l’on
devine au-delà – la ville et son tumulte, les colons prêts à déferler sur ces
nouvelles terres – sont porteurs de violence et d’aliénation et heurtent de
plein fouet cette tribu qui pose la question de l’altérité. À l’inverse de la
nature hostile qui finit par disloquer un groupe de citadins partis faire du
canoë sur une rivière déjà condamnée par la construction d’un barrage (Délivrance du même Boorman tourné en 1972),
la forêt amazonienne et les Invisibles ne forment qu’un. La canopée les
protège, les enveloppe. Mais des prédateurs plus dangereux que le jaguar ou
l’anaconda rôdent le long de ce front pionnier pour réduire le terrain de
chasse des Invisibles ou pour les acculturer de gré ou de force. John Boorman
nous décrit, dans un élan rousseauiste et humaniste, un paradis en passe d’être
perdu, une réalité mentale et physique condamnée.
lundi 28 novembre 2016
mardi 22 novembre 2016
New-York chez Michael Curtiz
Dans La
Femme aux chimères (Young Man with a
Horn/1950) de Michael Curtiz, Kirk Douglas interprète Rick Martin, un
trompettiste de jazz new-yorkais, totalement dédié à son art, écumant les bars
sous les projecteurs d’une notoriété ascendante jusqu’à sa rencontre, fatale,
avec Amy (Lauren Bacall) qui le fera basculer dans la déchéance. Michael Curtiz
filme ici Rick, après sa rupture d’avec Amy. Désormais sans domicile fixe, il
erre au petit matin, son bras gauche replié sur sa trompette, sans but précis.
Les rues sont vides et le pavé suinte son humidité vers le caniveau bordé par
deux poubelles. L’architecture verticale des immeubles, uniquement rompue, dans
la profondeur de champ, par la ligne horizontale du métro aérien, écrase le
musicien et accentue son isolement. Hongrois d’origine, Michael Curtiz a fui
les pogroms organisés en 1920 par le régent de Hongrie, Miklos Horthy, pour
aller se réfugier d’abord en Autriche puis en Allemagne de 1925 à 1926. C’est
dans ce dernier pays qu’il subira de plein fouet l’influence du cinéma
expressionniste jouant sur l’affrontement entre l’ombre et la lumière. Invité
aux États-Unis dès 1926, il y restera et à l’instar de tous ceux – Fritz Lang
ou Friedrich Wilhelm Murnau - qui fuient le nazisme naissant, il importera cet
esthétisme issu de l’effondrement politique, militaire et moral allemand de
1918. Dans ce plan, Rick vient de sortir de la lumière de l’aube naissante.
Cette lumière est derrière lui, curieusement orientée du bas vers le haut,
comme si un immense projecteur avait décidé de l’abandonner pour mieux se
concentrer sur une façade d’immeuble ornementée par ces escaliers muraux si
caractéristiques de l’architecture new-yorkaise. Perdu dans la ville, il
s’engouffre dans l’ombre enveloppante de ce dédale de rues qui forment le Lower
East Side au sud de Manhattan, entre l’East Village et le Lower Manhattan. Rick
a abandonné le pont de Brooklyn quelques instants plus tôt alors qu’il
déambulait tel un somnambule sans repères. L’itinéraire en chute libre du
trompettiste et son incapacité à surmonter son drame sentimental, libèrent des
démons autodestructeurs et suicidaires qui le jettent sur le pavé new-yorkais.
Inspirés librement de la vie de Bix Beiderbecke et Chet Baker, deux trompettistes
qui ont marqué l’histoire du jazz, les errements de Rick, entre chien et loup,
donnent à The Big Apple des airs
fantomatiques qui contrastent avec le bouillonnement traditionnel de la cité,
même aux premières heures d’une aube blafarde.
Jo (Doris Day), Rick (Kirk Douglas) et Amy (Lauren Baccal)
dimanche 20 novembre 2016
Le radeau chez Werner Herzog
Lope de Aguirre (Klaus Kinski, dantesque) a pris
le pouvoir au sein d’une expédition de conquistadors commandée auparavant par
Pedro de Ursua (Ruy Guerra), un noble espagnol mandaté par la couronne
d’Espagne pour découvrir la mythique cité de l’Eldorado, quelque part dans la
jungle amazonienne. L’action se passe après la conquête du Pérou en 1534 par
les forces de Francisco Pizarro. Le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre,
der Zorn Gottes/1972) décrit la lente et inexorable destruction d’un groupe
d’hommes et de femmes au contact d’une nature et d’Indiens hostiles. La faim,
la soif, l’isolement, les maladies, les flèches décochées de nulle part vont
anéantir cette expédition recroquevillée sur un radeau, descendant le rio
Urubamba et qui menace de se disloquer à tout moment. À ce moment-là, Aguirre
est le seul survivant; consumé par un feu intérieur, les yeux hagards, un
rictus haineux aux lèvres, il erre sur les troncs d’arbres qui servent de
plateforme basse glissant sur l’eau, tourne en rond, marche comme un crabe, enjambe
sans un regard les cadavres de ses infortunés compagnons qui gisent sur le
radeau, lève les yeux au ciel, en proie aux délires les plus exaltés et les
plus paranoïaques. C’est un homme d’autant plus fou et mégalomane qu’il se
prend pour Dieu. Il rêve d’arracher toute la Nouvelle-Espagne, Trinidad et le
Mexique à la couronne espagnole. Ses rêves de conquête doivent permettre à ce psychopathe buté et cruel de mettre en scène l’Histoire et de régner sur la totalité du
continent tout en projetant d’épouser sa fille et de fonder la dynastie la plus
pure qui soit. Aguirre incarne donc cette tache indélébile qu’est le nazisme, qui
perfuse le cinéma allemand d’après-guerre. Pureté de la race, pouvoir,
destruction, désir de conquête et de domination d’autres peuples, Werner Herzog
interroge le passé, pas si lointain, de son pays et de sa responsabilité dans
la déflagration qui a ravagé l’Europe et le monde. Mais ce défi absolutiste et
égocentrique lancé à la face du monde par Aguirre, apparaît grotesque,
boursouflé et finalement pathétique. Ses seuls spectateurs ne sont que de dérisoires
petits singes qui ont élu domicile sur le radeau. Tout en s’emparant de la main
gauche de l’un d’entre eux, Aguirre, cet illuminé mystique et dangereux mais
condamné, contemple de ses yeux exorbités son empire, fait d’eau et de végétal.
La volonté de puissance, cette hubris qui a fait oublier au conquistador qu’il
n’est qu’un simple mortel, et sa vanité ne sont pas rassasiées mais elles se
fracassent sur ce fleuve qui se dérobe sous ses pieds, face à cette jungle grandiose et menaçante,
transformée en tombeau. Le radeau semble s’être immobilisé et la caméra
effectue un travelling circulaire pour mieux isoler cette figure de l’extrême
et ce bateau ivre qui n’a plus de
maître. Dans cette contre-épopée, la figure d’Aguirre rejoint celle du colonel Kurtz (Marlon Brando) dans
Apocalypse now (Francis Ford
Coppola/1979). Si le premier descend le fleuve Urubamba à la recherche de ses
chimères, le second a remonté le Mékong au Vietnam puis au Cambodge, pour y
installer son royaume de feu et de sang. Mais les deux hommes sont devenus des
monstres prométhéens dont l’orgueil n’a d’égal que leur démesure.
jeudi 17 novembre 2016
La mouette chez Alfred Hitchcock
Dans Les
Oiseaux (The Birds, Alfred Hitchcock, 1963), des nuées de volatiles menacent subitement, sans raison apparente, Bodega
Bay, une petite ville sur la côte californienne. Vu en plongée, le port
apparaît de manière extrêmement distincte : des bateaux sont à quai, des
voitures sont stationnées sur une grande place et les maisons bordent les axes
routiers qui viennent buter sur la côte. Cet espace
anthropique vient d’être contaminé par une peur indicible. En effet, l’attaque
des mouettes est en train de submerger la ville et de créer le chaos. Le garage
est en feu, une coulée d’essence enflammée s’en échappe et vient de faire
exploser, d’un souffle puissant, des voitures: ce sont là les premières manifestations
du danger et de l’angoisse qui brisent la tranquille monotonie du quotidien des
habitants. La séquence, filmée du point de vue des oiseaux, relève d’une
technique, le matte painting, un
procédé cinématographique qui consiste à peindre un décor sur une surface plane
(le port) en y laissant des espaces vides dans lesquels une ou plusieurs scènes
filmées (le garage incendié et les mouettes) sont incorporées. Le point de vue
est saisissant : les mouettes surplombent le port, prêtes à lancer une
nouvelle attaque sur les hommes qui ne sont plus que des points affolés, impuissants
et sans défense. La force du scénario est de faire de ces oiseaux inoffensifs,
des vertébrés ailés tueurs. Alfred Hitchcock avait dit à François Truffaut, « Je n’aurais pas fait le film s’il s’était
agi de vautours ou d’oiseaux de proie » (1). Les mouettes volent très haut,
intouchables, se regroupent pour mieux observer la panique qu’elles ont
déclenchée, puis se jettent à nouveau sur leurs proies. La terreur naît alors
de la normalité - des oiseaux ayant un habitat à proximité des côtes – et d’un
ordre naturel perturbé. Le concept freudien de l’inquiétante étrangeté, cette
peur née d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne,
prend alors tout son sens. Messagers de l’Apocalypse, les oiseaux semblent
vouloir punir les hommes, ces prédateurs universels, de leur arrogance à
vouloir dominer la nature. La bande-son, orchestrée pour une fois sans
instruments de musique par le musicien fétiche d’Alfred Hitchcock, Bernard
Herrmann, n’est composée que de cris d’oiseaux et de battements d’ailes passés
à travers un synthétiseur. Le résultat, strident et cacophonique, accentue
encore l’angoisse de la scène puisque les volatiles envahissent tout l’espace
visuel et sonore en isolant le spectateur du drame qui est en train de se jouer
en contrebas. La fin du monde annoncée est alors suspendue quelques instants
dans les airs.
(1) Hitchcock /Truffaut, édition définitive,
Gallimard, 1993, p.243
mercredi 9 novembre 2016
La porte de saloon chez Anthony Mann
Cette porte à deux vantaux s’ouvrant dans les
deux sens est indispensable à tout bon saloon qui se respecte dans le western.
Ferrée avec des charnières va-et-vient, elle facilite les passages et permet
d’y entrer comme d’en sortir (souvent les deux pieds devant, le corps criblé de
balles). Dans Winchester 73 réalisé en 1950 par Anthony Mann, cette porte est
plus qu’une entrée/sortie pour cowboys sur la voie de l’ébriété ou submergés
par elle. Elle fait partie intégrante de la dramaturgie de la séquence. Anthony
Mann articule sa mise en scène autour de ces deux panneaux en bois. En effet, les
deux vantaux séparent Waco Johnny Dean (Dan Duryea), un outlaw en train de
sortir du saloon, du colt dont le propriétaire occupe à l’extérieur le tiers
gauche du cadre. La caméra est placée au niveau de la rue, en contre-plongée,
de telle manière que le spectateur, en voyant le regard de Waco, sait déjà
qu’il a des intentions malveillantes. Et il a raison, puisque derrière le
bandit, hors-champ, se trouve Lin McAdam (James Stewart) dont on aperçoit à
peine le stetson derrière l’épaule gauche de Waco. Lin le suit, un fusil à la
main, mais tout en marquant le malfrat à la culotte, celui-là ne sait rien à ce
moment-ci des intentions malveillantes du second. (Vous me suivez ? Si vous
voulez avoir plus de détails sur le pourquoi et le comment de leur opposition,
allez voir le film !). Nous sommes donc en avance sur Lin McAdam. Anthony Mann
joue sur ce que le spectateur sait et voit, mais aussi sur ce que ne sait pas
le principal protagoniste de l’histoire, en l’occurrence Lin McAdam. Nous
n’avons jamais de la scène une vision d’ensemble, mais tout apparaît de manière
extrêmement limpide. Désormais, de part et d’autre de la porte, la tension
s’installe entre le colt et Lin.
Nos craintes étaient bien fondées, puisqu’en
passant devant le cowboy que l’on suppose négligemment appuyé à un poteau soutenant la charpente du
bâtiment, Waco s’empare du colt ci-dessus mentionné pour se retourner et ouvrir
le feu sur Lin. Ce dernier plonge alors dans le vantail gauche de la porte pour
se retrouver à son tour à l’extérieur. Les persiennes plus ou moins rectilignes
des vantaux prouvent qu’elles ont déjà subi ce traitement précédemment. Une
brève fusillade éclate alors. Waco, touché mortellement, titube pour mordre la
poussière. Le va-et-vient du vantail gauche encadre la chute convulsive du
bandit. Mais la caméra, elle, est restée à l’intérieur. C’est donc le point de
vue du réalisateur qui importe. Anthony Mann filme la violence de manière
fulgurante avec des éclairs sauvages. Dan Duryea est l’acteur parfait pour ce
type de situation. Calme, goguenard, fourbe et maître de ses émotions en
apparence, il est capable d’une violence éruptive qui est une des
caractéristiques du cinéma d’Anthony Mann. Le classicisme westernien à son
apogée !
La subversion chez Gore Verbinski
Mais quelle mouche a piqué le trio Verbinski/Bruckheimer/Disney
? Gore Verbinski associé aux deux maisons de production a déjà à son actif les
trois Pirates des Caraïbes, des
blockbusters plus ou moins formatés, et Jerry Bruckheimer est connu pour avoir
produit des films comme Top Gun Tony
Scott/1985), ou Armageddon (Michael
Bay/1998), des films très conservateurs, pour ne pas dire très droitiers,
vantant les mérites de la bannière étoilée et sauvant le monde de toutes les
menaces. The Lone Ranger (2013) est,
contre toute attente, un film intégralement subversif et par conséquent
totalement réjouissant. Le scénario dénonce la collusion entre des industriels
véreux et corrompus et l’armée américaine, sur fond de spoliation des terres
indiennes et de massacre des tribus qui y vivent. Dire en 2013 que la conquête
de l’Ouest s’est faite sur le dos des Indiens n’est pas une nouveauté :
Anthony Mann dans La Porte du diable
(Devil’s Doorway/1950), Ralph Nelson
dans Soldat bleu (Soldier blue/1970), Arthur Penn dans Little Big Man (1970), Kevin Costner
dans Danse avec les loups (Dances with Wolves /1991) ou encore
Walter Hill dans Geronimo (1993) avaient
déjà cloué le cercueil de la bonne conscience des colons et de l’armée convaincus,
au nom de la Destinée manifeste, que les Indiens n’étaient qu’un obstacle à
éliminer pour installer la civilisation et le progrès. Mais le redire en 2013
aux États-Unis, en proie au doute et à la peur du déclin (faillite de la ville
de Détroit, crise économique, inégalités sociales vertigineuses sur fond de
libéralisme triomphant) est autre chose. Le capitaine Jay Fuller (Barry Pepper,
déjanté à souhait) est au service de Latham Cole (Tom Wilkinson), l’un des actionnaires
d’une compagnie ferroviaire, aussi avide que corrompu, cherchant à relier la
côte atlantique à la côte pacifique. Le train doit traverser les terres
comanches et il faut pour cela exproprier la tribu, au besoin en la massacrant.
Le capitaine ressemble étrangement au général George Armstrong Custer de
sinistre mémoire, et surtout à l’interprétation parodique qu’a fait de ce
dernier Richard Mulligan dans Little Big
Man. Cheveux longs blonds, impeccablement sanglé dans son uniforme de cavalerie,
sabre et pistolet aux poings gantés de blanc, le capitaine Jay Fuller éructe
ses ordres dans une hystérie qui frise la folie. « Au nom de Dieu et de la patrie » hurle-t-il, extatique, tout en
commandant à sa troupe d’ouvrir le feu sur les cavaliers comanches qui lancent
leur attaque à ce moment-là.
Ces derniers sont déjà des ombres chevauchant
désespérément dans la lumière sépulcrale qui baigne cette terre bientôt rougie
de leur sang. La guerre que livre le capitaine repose sur les mensonges proférés
par Latham Cole qui s’est approprié une mine d’argent découverte plusieurs
années auparavant sur le territoire de la tribu, et qui cherche maintenant à
transporter ce minerai vers San Francisco. La référence à l’invasion de l’Irak
en 2003 est explicite. La puissance de feu des soldats est telle que les
Indiens sont massacrés jusqu’au dernier. L’armée est donc le bras armé des
intérêts privés qui ne reculent devant aucun obstacle, ni aucun scrupule pour
parvenir à leurs fins : piller les ressources naturelles d’un territoire
pour assurer la domination politique et économique d’un seul homme. Mais c’est
aussi une charge violente vis-à-vis de ce capitalisme boursouflé qui ne profite
qu’à une minorité cherchant à accaparer toutes les richesses. En dépit des
résonances en phase avec Occupy Wall
Street, cette lecture renouvelée de la lutte des classes adaptée à la
conquête de l’Ouest explique probablement l’échec colossal du film au pays de
l’Oncle Sam.
mercredi 2 novembre 2016
Le rire chez Rouben Mamoulian
Le Docteur Jekyll (Frederic March) est un bon
bougre légèrement porté sur la transgression. Persuadé que l’Homme est doté de
deux personnalités antagonistes, il met au point un breuvage issu d’une
formule, pour séparer dans un même corps, le bien du mal. Dans cette sublime
version du Docteur Jekyll et Mister Hyde
de Rouben Mamoulian (1932), ledit praticien tente l’expérience sur lui-même et
se métamorphose en un anthropoïde particulièrement inquiétant. Mr Hyde apparaît
brutalement dans le champ, face à un miroir, pour constater la réussite et le
bien-fondé de sa théorie. Le médecin affable et respectable est devenu le mal
incarné. Démarche simiesque, augmentation de la partie occipitale du crâne,
système pileux particulièrement fourni, rangée de dents du maxillaire supérieur
impressionnante, tout le corps de Mr Hyde renvoie à l’Australopithèque qui
sommeillait dans le subconscient du Dr Jekyll et qui se matérialise désormais
dans ce laboratoire, à l’insu de tous. Tout à sa contemplation triomphante, il
exulte d’une rage éruptive et primitive, actionnant ses zygomatiques pour
partir d’un éclat de rire sinistre. S’esclaffer de cette manière aussi
tonitruante n’est pas anodin; les autorités médicales et religieuses de la bonne
société londonienne lui avaient déconseillé de poursuivre ses recherches et son
futur beau-père, le général Carew (Halliwell Hobbes) lui refuse pour l’instant
la main de sa fille, Muriel (Rose Hobart). C’est donc un Dr Jekyll frustré qui
a expérimenté sur lui-même sa potion. Son double va donc lui permettre d’assouvir
enfin toutes ses pulsions réprimées par le puritanisme de la société
victorienne dans laquelle il évolue. « Libre ! » rugit-il à deux reprises. Libre
désormais de s’encanailler dans les bas-fonds de Londres, de fréquenter des
prostituées, de faire régner la terreur et de basculer dans le meurtre. Le
miroir dans lequel Mr Hyde s’admire est plus que le vecteur de son narcissisme;
il est l’expression de la vérité que le Dr Jekyll lance à la face du monde :
sa recherche d’absolu ne peut s’enraciner que dans ses instincts primitifs. Le
cinéma américain est rempli de ces personnages qui défient les lois de la Création :
les Docteurs Frankenstein (Frankenstein/1931),
Moreau (L’Île du Docteur Moreau/1932)
et Jekyll ou, plus près de nous, Seth Brundle (La Mouche/1986) sont autant de Prométhée qui ont commis le
blasphème suprême, celui de se prendre pour Dieu en manipulant l’âme et le
corps humain. Entre 1908 et 2006, pas moins de dix-huit metteurs en scène se sont
appropriés ce personnage sorti tout droit de l’imagination de Robert-Louis
Stevenson (1), mais outre celle de Rouben Mamoulian, seules deux autres versions
ont marqué l’imaginaire des cinéphiles : celle, éponyme, de Victor Fleming
(1941) et Mary Reilly de Stephen
Frears (1996).
(1) L’Étrange cas du Docteur Jekyll et Mister
Hyde de Robert-Louis Stevenson, Folio classique, 2003.
Mister Hyde (Frederic March)
mardi 1 novembre 2016
La haine et la jalousie chez Nicholas Ray
Mercedes McCambridge interprète dans Johnny Guitare (Nicholas Ray/1954), Emma Small, une riche
propriétaire terrienne comme le western en compte peu. Dévorée par la jalousie
et dépitée de voir Dancing Kid (Scott Brady), celui qu’elle aime, lui préférer
Vienna (Joan Crawford), Emma cherche par tous les moyens à assouvir sa
vengeance. À la tête d’une horde sauvage, toute de noir vêtue, elle entre dans
le saloon de Vienna pour l’arrêter et lui appliquer la loi de Lynch. Alors que
le posse vient de quitter le saloon
pour accomplir son forfait, Emma s’empare d’un fusil et tire sur le chandelier
suspendu au plafond. Celui-ci s’effondre et met instantanément le feu au
bâtiment. Extatique, les bras en croix, sa silhouette noire est éclairée par
les flammes du brasier qui transforment la salle en antichambre de l’enfer. Son
ombre se profile dans l’encadrement de la fenêtre derrière elle. Elle jouit,
pendant quelques secondes, de ce spectacle mortifère, pour ne rien rater de la
destruction de cet espace voué aux jeux et à la boisson. Emma vient de franchir
le Styx pour exprimer, dans une attitude statufiée, sa haine maladive et
psychotique de cette femme, Vienna, qui est devenue l’objet de tous les désirs
de celui qu’elle aime secrètement. Cet amour contrarié la pousse à toutes les
extrémités et à toutes les violences. Une symphonie de couleurs rougeoyantes
enveloppe son corps revêtu d’une longue robe qui s’apparente déjà à un linceul
noir. Dans l’esprit de Philip Yordan, le scénariste du film, Emma personnifie
le maccarthysme triomphant à ce moment-là aux États-Unis. Cette figure luciférienne, au
bord de la folie, est l’incarnation de l’intolérance qui ravage les rangs de
tous ceux qui, à Hollywood, se réclament d’un progressisme politique et social.
Puis, sortant à reculons, Emma pivote brusquement, présentant à la caméra
son visage de profil. Cheveux courts, yeux étincelants, lèvres fines, large
sourire sardonique, la sinistre apparence de son visage annonce le lynchage de
Vienna. Tendue comme la corde d’un arc, elle n’est plus qu’une Furie exprimant,
dans un accès de rage intense, toute sa frustration et sa jalousie. Dans ce plan rapproché et cadrée au centre de
l’image, Emma laisse exploser sa joie névrotique alors que le saloon se consume
derrière elle. Son pouvoir sur les hommes et sur la femme qui l’entourent n’est
que l’écho de sa démence exacerbée. Dévorée par un feu intérieur qui libère
tous ses démons, Emma est devenue ce bloc figé dans la haine, une figure
fascisante participant à la déconstruction du monde de Vienna, cette autre
femme, libre, indomptée et émancipée de la tutelle masculine. Il est évident que
ce western, dans lequel deux femmes s’affrontent jusqu’à la mort, est un
diamant brut brillant, aujourd’hui encore, de mille feux.
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