dimanche 27 juin 2021

L'absurde chez Stanley Kubrick

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Dans Docteur Folamour (Dr. Strangelove, 1963), Stanley Kubrick met en scène, avec un cynisme consommé, des personnages dont la bêtise le dispute à l'incompétence pour nous donner une vision misanthropique et désabusée de l'être humain. À l'intérieur de la cellule de crise du Pentagone, et alors que 42 bombardiers B-52 munis de bombes atomiques se dirigent vers l'URSS sur l'ordre d'un général de l'Armée de l'air en roue libre et visiblement victime d'un coup de sang anticommuniste mâtiné de démence paranoïaque, l'apparition inquiétante du Docteur Folamour (Peter Sellers hallucinant), un ancien scientifique nazi recyclé par les services secrets américains, paraplégique et se déplaçant en fauteuil roulant, jette un voile sinistre  sur la dernière séquence du film. À l'écart et tapi dans l'ombre, attentif aux interminables discussions ubuesques entre le Président, l'ambassadeur soviétique et le général Torgidson sur la conduite à tenir après la déflagration nucléaire qui s'annonce, il apparaît faiblement éclairé par un planisphère lumineux (photogramme 1) et sort de sa réserve pour donner sa vision du monde post-apocalyptique qu'il appelle de ses voeux: un monde de survivants sélectionnés pour vivre sous terre « selon des critères d'âge, de santé, de fertilité sexuelle, d'intelligence et de compétences nécessaires (...) il est vital que le gouvernement et l'armée soient inclus pour transmettre les principes d'autorité et de tradition (…) avec une technique génétique adéquate et une proportion de dix femelles par mâle, j'estime que la population pourrait remonter à un chiffre proche du total national actuel au bout de vingt ans ...» dit-il d'un ton sardonique et concupiscent. Dans la continuité du registre de l'absurde, de la satire et de l'humour grinçant déployé tout au long du film, Stanley Kubrick fait du Docteur Folamour le fou du roi, celui qui se contorsionne sur son fauteuil roulant en ayant toutes les peines du monde à réprimer un bras et une main droite gantée de noir, incontrôlables et mécaniques, tendus en une diagonale hitlérienne manifestement nostalgique (photogramme 2). Avec ses lunettes fumées, ses cheveux ondulés et son sourire sarcastique, mais trahi par son corps et sa gestuelle grotesque, ce double de Wernher von Braun[1] semble sorti d'une longue hibernation pour faire renaître de ses cendres le Reich millénaire qu'il a servi autrefois. Le physicien a gardé de sa vie passée tous ses réflexes libidineux, eugénistes, autoritaires et va-t-en guerre pour être enfin en mesure de poursuivre l'œuvre de sa vie: détruire l'humanité avec la complicité tacite de toute l'élite politico-militaire américaine et soviétique qui l'entoure et qui ne perd aucune de ses paroles. Assimilée à une cour de récréation, cette cellule de crise ne laisse aucun doute sur la mise à nue, voulue par Kubrick, de cette imbécilité criminelle qui pousse l'homme à s'auto-détruire. Faire rire de peur sur le danger atomique n'était pas la moindre gageure du réalisateur qui a réussi, au-delà de toute espérance, à montrer, surtout après la crise des missiles d'octobre 1962, que la fiction pouvait être le prolongement de la réalité.  

 


[1] Ingénieur nazi responsable du programme des V2, nommé directeur du centre de vol spatial de la Nasa en 1958



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