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Dans Docteur Folamour (Dr. Strangelove,
1963), Stanley Kubrick met en scène, avec un cynisme consommé, des personnages
dont la bêtise le dispute à l'incompétence pour nous donner une vision
misanthropique et désabusée de l'être humain. À l'intérieur de la cellule de
crise du Pentagone, et alors que 42 bombardiers B-52 munis de bombes atomiques se
dirigent vers l'URSS sur l'ordre d'un général de l'Armée de l'air en roue libre
et visiblement victime d'un coup de sang anticommuniste mâtiné de démence
paranoïaque, l'apparition inquiétante du Docteur Folamour (Peter Sellers
hallucinant), un ancien scientifique nazi recyclé par les services secrets
américains, paraplégique et se déplaçant en fauteuil roulant, jette un voile
sinistre sur la dernière séquence du
film. À l'écart et tapi dans l'ombre, attentif aux interminables discussions ubuesques
entre le Président, l'ambassadeur soviétique et le général Torgidson sur la
conduite à tenir après la déflagration nucléaire qui s'annonce, il apparaît
faiblement éclairé par un planisphère lumineux (photogramme 1) et sort de sa
réserve pour donner sa vision du monde post-apocalyptique qu'il appelle de ses
voeux: un monde de survivants sélectionnés pour vivre sous terre « selon des
critères d'âge, de santé, de fertilité sexuelle, d'intelligence et de compétences
nécessaires (...) il est vital que le gouvernement et l'armée
soient inclus pour transmettre les principes d'autorité et de tradition (…) avec
une technique génétique adéquate et une proportion de dix femelles par mâle,
j'estime que la population pourrait remonter à un chiffre proche du total
national actuel au bout de vingt ans ...» dit-il d'un ton sardonique
et concupiscent. Dans la continuité du registre de l'absurde, de la satire et
de l'humour grinçant déployé tout au long du film, Stanley Kubrick fait du
Docteur Folamour le fou du roi, celui qui se contorsionne sur son fauteuil
roulant en ayant toutes les peines du monde à réprimer un bras et une main
droite gantée de noir, incontrôlables et mécaniques, tendus en une diagonale
hitlérienne manifestement nostalgique (photogramme 2). Avec ses lunettes
fumées, ses cheveux ondulés et son sourire sarcastique, mais trahi par son
corps et sa gestuelle grotesque, ce double de Wernher von Braun[1]
semble sorti d'une longue hibernation pour faire renaître de ses cendres le
Reich millénaire qu'il a servi autrefois. Le physicien a gardé de sa vie passée
tous ses réflexes libidineux, eugénistes, autoritaires et va-t-en guerre pour
être enfin en mesure de poursuivre l'œuvre de sa vie: détruire l'humanité avec
la complicité tacite de toute l'élite politico-militaire américaine et
soviétique qui l'entoure et qui ne perd aucune de ses paroles. Assimilée à une
cour de récréation, cette cellule de crise ne laisse aucun doute sur la mise à
nue, voulue par Kubrick, de cette imbécilité criminelle qui pousse l'homme à s'auto-détruire.
Faire rire de peur sur le danger atomique n'était pas la moindre gageure du
réalisateur qui a réussi, au-delà de toute espérance, à montrer, surtout après
la crise des missiles d'octobre 1962, que la fiction pouvait être le
prolongement de la réalité.
[1] Ingénieur
nazi responsable du programme des V2, nommé directeur du centre de vol spatial
de la Nasa en 1958
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