mardi 15 juin 2021

La machine à écrire chez Steven Spielberg


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« C'est une grande erreur de croire que l'Indien est né pour être inévitablement un sauvage. Il est né vierge comme nous. Laissé dans un milieu de sauvages, on devient naturellement un sauvage. Mais transférez l'enfant né sauvage dans un milieu civilisé et il acquerra une langue et des habitudes civilisées. Le Président Hayes et le Congrès m'ont accordé l'usage de casernes à Carlisle en Pennsylvanie pour une école modèle pour les Indiens et m'a autorisé à recruter 125 enfants pour une classe d'inauguration. Si l'Indien doit s'intégrer, on doit le mettre dans le bain de la citoyenneté américaine. Il faut plonger l'Indien dans les eaux de la civilisation ». C'est par ces mots terribles, prononcés en toute bonne conscience par le brigadier- général Richard Henry Pratt (Keith Carradine), que le sort de très nombreux jeunes Indiens d'Amérique du Nord a été scellé. Un cigare à la main, sûr de sa mission de faire le bien pour le mieux, nourri de certitudes et de cette arrogance raciste propre à celui qui se sent investi d'une mission qui ne souffre aucune critique, cet officier est convaincu qu'il faut « tuer l'Indien pour sauver l'homme » (photogramme 1). L'assimilation agressive à la culture blanche est, pour lui, la seule façon de garantir un avenir à ces peuples vaincus et désormais confinés dans des réserves. Pour réaliser cela, Pratt va séparer les enfants, plus malléables que les adultes, de leur famille pour qu'ils soient déportés à des milliers de kilomètres à l'est. Première étape de ce génocide culturel décidé par Washington, le pensionnat créé à Carlisle en 1879 a accueilli tout d'abord des enfants sioux lakotas des réserves de Pine Ridge et de Rosebud (Dakota du Sud) pour un véritable nettoyage ethnique qui ne dit pas son nom. Dans le photogramme 2, George (Nakotah LaRance), Voices That Carry dans une autre vie, est l'un de ces adolescents lakotas qui subit, depuis de longues semaines, l'éducation au forceps professée par Pratt: cheveux coupés courts, vêtements traditionnels abandonnés pour être remplacés par un uniforme, chaussures en lieu et place des mocassins, obligation de se choisir un prénom chrétien, interdiction de pratiquer sa langue d'origine, enseignement de la religion chrétienne, de l'anglais, de l'histoire des États-Unis, tout est fait pour détruire son identité indienne. Un soir, dressé sur son lit dans le dortoir qu'il partage avec ses infortunés compagnons, il regarde la machine à écrire qui se tient sur sa table de chevet à gauche de l'écran. Vecteur de la pensée et de l'écrit, symbole de modernité puisque née en 1874, cet objet rime pourtant ici avec déculturation et détribalisation puisque George vient d'un monde essentiellement oral. Il apparaît pris dans une nasse, déchiré entre sa volonté de sauvegarder, envers et contre tout, ses origines et sa compréhension du monde dans lequel il sera désormais obligé de vivre. Le tragique de la situation se tient entre cette machine à écrire et le cheminement intérieur de George, comme si celui-ci pressentait déjà qu'il ne pourra quitter cette lisière entre deux mondes que tout sépare: celui de son peuple déchu et celui des Blancs cherchant à lui imposer l'American way of life; c'est-à-dire quelqu'un éloigné de lui-même, disloqué par deux forces antagonistes. La remarquable mini-série Into The West (2005), produite par Steven Spielberg pour la chaîne câblée TNT, raconte en six épisodes les itinéraires croisés de deux familles, l'une lakota et l'autre blanche, de 1825 à 1890. Elle présente pour la première fois dans l'épisode cinq réalisé par Timothy Van Patten, l'histoire terrible de ces pensionnats indiens qui résonnent, aux États-Unis comme au Canada, comme autant de plaintes et de douleurs dans la mémoire des peuples des Premières Nations. Un autre film américain, Enterre mon cœur à Wounded Knee (Bury My Heart at Wounded Knee, 2007) produit par HBO et réalisé par le Québécois Yves Simoneau, rebondira sur ce thème comme pour mieux fouailler la plaie et exorciser la faute originelle. Le cinéma canadien ne sera pas en reste avec Cheval indien (Indian Horse, Stephen Campanelli, 2017) mettant en scène un jeune Ojibwé, Saul Indian Horse, opprimé par les méthodes coercitives des pères catholiques et trouvant temporairement son salut dans le hockey. La tardive et encore timide reconnaissance de l'histoire de ces pensionnats au cinéma, comme dans la sphère publique, illustre une amnésie volontaire et un refus de se pencher sur cette mémoire de la honte restée un écran noir, vierge de tous remords. La mauvaise conscience et le non-dit culpabilisateur expliquent le mutisme relatif de l'image alimenté par la crainte de ne pas trouver un large public. Il n'est pas innocent que ce soit la télévision, moins soucieuse de rentabilité immédiate que le cinéma, qui ait donné les premiers signes d'une résurgence de cette blessure qui refuse désormais de tomber dans l'oubli.  



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