lundi 7 juin 2021

La femme fatale chez John M. Stahl


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Cette célèbre séquence est aussi glaçante que la température de l'eau de ce lac de montagne dans le Maine qui sert de cadre champêtre aux entreprises perfides de la femme fatale la plus dévoyée et la plus ténébreuse de l'histoire du film noir. Dans Péché mortel (Leave her to Heaven, John M. Stahl, 1945), Ellen (Gene Tierney), récemment marié à l'écrivain Richard Harland (Cornel Wilde), est pathologiquement jalouse envers quiconque détourne d'elle l'attention de son mari. Souffrant d'un égotisme exacerbé confinant à la folie, profondément marquée par le récent décès de son père dont la ressemblance avec Richard est troublante, elle doit rester l'alpha et l'oméga de la vie de celui-ci et ne souffre aucune présence qui la forcerait à partager leur quotidien. Si l'éloignement ne suffit pas (le gardien du lodge est congédié), le meurtre contre celui qui accapare à ce moment l'empathie et la sollicitude de son mari est alors la solution ultime. En effet, dévorée par une passion mortifère et incandescente, Ellen supporte de moins en moins la présence de son jeune beau-frère Danny poliomyélitique, mais disert et volubile en dépit de son infirmité. Les traits magnifiques et marmoréens que prête Gene Tierney à Ellen tranchent avec son âme sinistre et profondément déséquilibrée, mais aussi avec le décor paisible qui forme le cadre de la tragédie à venir. Le ciel d'un bleu intense, traversé par quelques nuages, domine une forêt de hauts conifères qui laisse néanmoins apparaître le chalet familial et son embarcadère. Le lac, dont les eaux font miroiter les rayons du soleil, apparaît profond et tranquille comme au commencement du monde. Ce petit Eden respire sans conteste la quiétude, l'apaisement et le silence pour former un havre de paix et de bonheur partagé…. en apparence. Alors que Richard se promène seul dans la forêt, Ellen ourdit un plan aussi machiavélique que criminel. Prétextant un exercice de natation pour muscler ses jambes, Danny se retrouve avec Ellen dans une barque à rames. Se mettant à l'eau, il cherche à l'impressionner en voulant atteindre la rive opposée. Encouragé dans ce sens par Ellen, il présume de ses forces et finit par demander l'aide de sa belle-sœur, la suppliant très rapidement de venir à son secours. Ayant chaussé des lunettes noires, comme pour masquer le spectacle de sa forfaiture, Ellen reste de marbre, impassible, froide et implacable (photogramme 1). Seuls les petits mouvements de ses avant-bras manoeuvrant de manière imperturbable les avirons pour maintenir sa position viennent troubler son attitude hiératique et distanciée. Avec une profonde perversité et dénuée du moindre remords, Ellen laisse Danny se noyer dans les eaux sombres du lac. Des bulles d'air perçant la surface de l'eau témoignent de la présence, quelques secondes plus tôt, de l'infortuné nageur, victime de la folie d'une femme qui pense que posséder son mari ne peut se faire qu'au prix de la mort d'autrui (photogramme 2). Le Technicolor utilisé pour la première fois dans le film noir donne encore plus de relief au chromatisme de ce paysage bucolique rendant d'autant plus atroce le geste assassin d'Ellen.



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