mardi 8 juin 2021

Le ranch Spahn chez Quentin Tarantino


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Lentement, imperceptiblement, la narration de Once Upon a Time …  in Hollywood (Quentin Tarantino, 2019) bascule, à ce moment précis, dans une angoisse sourde et rampante, comme lorsque dans le premier chapitre d'Inglourious Basterds (2009) la caméra de Tarantino avait fait un lent travelling vertical descendant pour découvrir des juifs cachés dans une cave, alors qu'à l'étage un officier SS, le colonel Hans Landa badinait tranquillement avec le propriétaire de la maison rongé par la peur, Perrier Lapadite. Dans Once, Cliff Booth (Brad Pitt), cascadeur de son état, en mal de contrats signés avec les producteurs hollywoodiens, vient de prendre en stop Pussycat (Margaret Qualley), une jeune femme aussi délurée que mystérieuse dont la destination n'est autre que le ranch Spahn, à l'ouest de Los Angeles. L'action se passe en 1969 et l'heure est au Nouvel Hollywood, à la contestation de la guerre du Vietnam et au mouvement hippie qui atteint son point culminant au festival de Woodstock en août de la même année. Le ranch Spahn[1] (photogrammes 1 et 2) est, à cette date, un ancien site de tournage qui se spécialisa pendant les années 50, principalement dans les westerns de série B et les séries télévisées, mais pas seulement. Duel au soleil (Duel in the Sun, King Vidor, 1946), ce western flamboyant et passionnel avec Gregory Peck et Jennifer Jones y fut également réalisé. Le décor environnant, très Old West, avec ses collines arides et rocailleuses, ses maisons en bois bordées par un trottoir surélevé, sa rue principale recouverte de poussière et de sable, témoigne de la splendeur de ce passé cinématographique auquel a autrefois participé Cliff. Le camion portant l'inscription « Spahn's movie ranch » est une autre relique qui a dû servir pour le transport de matériel.  Dans le photogramme 3, à l'intérieur de la maison située dans le point de fuite du photogramme 1, deux statuettes en bronze de Frederic Remington, peintre et sculpteur américain (1861-1909) sont bien visibles dans la pièce: l'une, le Bronco Buster à gauche du cadre, et l'autre, le Rattlesnake à gauche de la télévision, attestent bien de la tradition westernienne de ce lieu où les cavalcades et les fusillades d'antan ne résonnent plus. Mais c'est une autre présence qui hante désormais ce ranch: entre 1968 et 1969, la sinistre « famille Manson » y a élu domicile. Dans la maison principale de la propriété, cinq jeunes filles et un homme se prélassent langoureusement devant leur poste de télévision, donnant l'impression d'un groupe amolli par la chaleur étouffante intérieure (photogramme 3). Ce sont quelques-uns des membres de la « famille », une secte fondée par Charles Manson, un illuminé notoire se prenant pour Jésus-Christ et fondamentalement convaincu qu'une guerre raciale entre les Blancs et les Noirs est sur le point d'éclater. Artiste raté, ancien détenu, futur tueur en série, schizophrène et psychopathe confirmé, Manson a, entre 1967 et 1969, vampirisé, décervelé et manipulé une vingtaine de personnes, essentiellement des jeunes femmes. L'ombre de sa présence plane sur ce ranch délabré, en apparence endormi. La tension dans cette pièce est là, quasiment palpable, parce que le spectateur superpose mentalement au même moment une réalité à venir qu'il connaît. En effet, le contraste entre ces jeunes filles, tout juste sorties de l'adolescence, et les crimes particulièrement atroces qu'elles vont commettre quelques mois plus tard, donne à cette séquence une dimension mortifère vertigineuse. Parmi elles, se trouvent Susan « Sadie » Atkins (Mikey Madison) et Patricia « Katie » Krenwinkel (Madisen Beaty), deux des futures meurtrières qui participeront le 9 août 1969 en compagnie de Charles « Tex » Watson (Austin Butler) et sur l'ordre de Charles Manson cherchant à précipiter le chaos attendu, à l'assassinat de la femme de Roman Polanski, Sharon Tate, enceinte de huit mois et de trois de ses invités, dans la villa des Polanski de Benedict Canyon, un quartier huppé de Los Angeles. « On n'en était plus au stade de l'assassinat par « l'ennemi », comme Bonnie and Clyde, La Horde sauvage, Butch Cassidy et le Kid et Easy Rider l'avaient fantasmé. Le scénario était bien plus effrayant encore, c'étaient des hippies, des radicaux, l'essence des années 60 qui étaient passés à l'acte »[2]. Pour relater ce massacre qui mit fin au mouvement peace and love, en dépit du festival de Woodstock (15 août -19 août 1969), Quentin Tarantino choisit de déplacer la tuerie dans une villa voisine comme pour essayer d'exorciser la mort de Sharon Tate et mieux détruire la fascination qu'exerçait Manson sur ses adeptes lobotomisés. Il fit de même dans Inglourious Basterds en faisant mourir Hitler et Goebbels, exécutés dans un cinéma en flammes.  La fiction et le cinéma plus forts que le réel……



[1] George Spahn, propriétaire du site de 1953 au début des années 70

[2] Le Nouvel Hollywood de Peter Biskind, Le cherche midi. 2002, p.80



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