jeudi 2 juin 2016

La Destinée manifeste et la Frontière chez Sydney Pollack



L’action se passe dans les Rocheuses au sein de ce qui n’est pas encore le Colorado, au tournant des années 1850. Dans Jeremiah Johnson (1972), Sydney Pollack nous présente un personnage inoubliable par sa morgue et son mépris incommensurables vis-à-vis de tout ce qui touche la nature et les Indiens qui l’occupent. Le révérend Lindquist (Paul Benedict, à cheval face à la caméra) accompagne un groupe de soldats américains à la recherche de chariots de colons coincés dans la montagne et menacés par la neige et les Indiens hostiles. Ce petit détachement fait une halte devant la maison que Jeremiah Johnson (Robert Redford) a construite. Celui-ci, lassé des hommes et de leurs tueries, a décidé de fuir la civilisation pour vivre en mountain man, au contact d’une nature encore sauvage et préservée de la colonisation blanche. L’officier (Jack Colvin, à droite du premier photogramme) lui demande de leur servir de guide dans cette contrée qu’ils maîtrisent mal.

C’est seulement après la défaite du Mexique en 1848 et le traité de Guadalupe Hidalgo, que le Colorado passe sous l’influence américaine. Cette petite troupe marque l’intrusion et la mainmise progressive de l’armée américaine  sur ce territoire. Le révérend est l’incarnation de cette marche en avant devant se faire au mépris des premiers occupants qui ne peuvent être que des obstacles à éradiquer. Un mouchoir constamment plaqué sur sa bouche, comme s’il ne pouvait supporter de respirer l’air environnant, Lindquist affiche immédiatement cette arrogance et cette suffisance caractéristiques de ces évangélisateurs qui ne voyaient dans les Indiens que de pauvres hères ignorants de la foi chrétienne et qu’il fallait coûte que coûte intégrer – au mieux – voire éliminer s’ils se montraient rétifs à cette conversion. Mâchoire en avant, tout de noir vêtu, le révérend et son bout d’étoffe profanent et souillent ces montagnes majestueuses habillées de silence et de contemplation. Jeremiah Johnson aurait pu à ce moment faire siennes les paroles prononcées par un autre mountain man rencontré plus tôt et disant à propos des Rocheuses; « Ici, sont les plus belles sculptures de Dieu. Il n’y a pas de loi pour les braves, pas d’asile pour les fous, pas d’église, exceptée celle-là, pas de prêtres, sauf les oiseaux. Je suis un homme des montagnes....». Mais Sydney Pollack nous dit également que cette intrusion militaro-chrétienne marque aussi le début de la fin des espaces encore vierges de l’Ouest américain. Frederic Jackson Turner, un historien américain, avait théorisé en 1893 - à postériori donc - la notion de Frontière. Celle-ci représentait une limite mouvante, un front pionnier, sans cesse en mouvement d’est en ouest, opposant un monde civilisé à un monde sauvage. Cet espace, conquis de haute lutte par les pionniers dotés d’une volonté farouche et d’un esprit d’initiative hors du commun, a forgé l’identité et la société américaines pour devenir un véritable mythe sur lequel s’appuient aujourd’hui encore les États-Unis. Jeremiah Johnson ne sait pas encore que cette civilisation qu’il a fuie est en train de le rattraper. Le révérend Lindquist n’est que le symptôme de la Destinée manifeste, cette idéologie apparue en 1845 dans un article du journaliste new-yorkais John O’Sullivan, évoquant l’idée que le peuple américain avait pour mission divine de répandre la civilisation à l’ouest du Mississippi. Ce messianisme et cette justification de la domination à venir d’un immense territoire se feront sur le dos des tribus indiennes. Les Crows, les Blackfeet et les Flatheads vivent à cet instant, leurs derniers feux.



Aucun commentaire:

Publier un commentaire