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C’est
au son de la chanson Let the Sunshine In que George Berger (Treat
Williams), au milieu d’une colonne de soldats, marche au pas cadencé quelques
secondes avant d’embarquer dans la carlingue d’un avion prêt à décoller pour le
Vietnam. Dans un champ-contrechamp saisissant, tragique et désabusé, Milos
Forman prend le contrepied, aussi vertigineux qu’inattendu, de tout ce que Hair
(1979) racontait jusqu’à cet instant. D’un film joyeux, insouciant, rythmé au
son de chansons devenues cultes (Aquarius, Manchester ou justement Let
the Sunshine In) fustigeant le conservatisme, le puritanisme et le
consumérisme d’une société repue dans son matérialisme triomphant, le
réalisateur bascule en quelques plans dans la tragédie. Hippie convaincu, George
venait de se couper les cheveux, avait subtilisé un uniforme de soldat, puis
s’était introduit dans une base militaire pour proposer à son ami Claude
Bukowski (John Savage) de le remplacer pour que ce dernier puisse participer,
avant de partir au Vietnam, à un dernier pique-nique en compagnie de celle
qu’il aime, Sheila Franklin (Beverly D’Angelo). Malheureusement George est pris
pour un véritable soldat et, alors que la base s’ébranle plus tôt que prévu, il
est contraint de suivre les autres militaires jusqu’à la piste d’envol
(photogramme 1). Ce ballet mécanique, aux antipodes des chorégraphies
enfiévrées qui jalonnent tout le film, apparaît comme une procession funèbre
qui ondule lentement mais inexorablement vers l’arrière de cet avion transporteur
de troupes. Rappelant inévitablement les ouvriers-zombis de Métropolis
(Fritz Lang, 1927) marchant au même pas cadencé pour être sacrifiés à la
créature-machine transformée, à la suite de l’hallucination d’un ouvrier, en
dieu Moloch[1],
la soute enténébrée de l’avion ouvre, béante, sa gueule de monstre sur le point
de dévorer cette jeunesse envoyée dans une guerre à laquelle elle ne comprend
rien (photogramme 2). Anonymes dans leurs uniformes interchangeables, déshumanisés
par leurs gestes d’automates, et avec cette idée de trop-plein et
d’engloutissement, ils apparaissent piégés dans une logique guerrière que toute
une génération avait abhorrée. Milos Forman résume dans Hair la
contre-culture aux États-Unis des années 60 et 70 avec le peace and love,
les hippies, la guerre du Vietnam, la libération sexuelle, le début du
mouvement des femmes et des droits des homosexuels, la drogue et le rock &
roll. Lorsqu’il tourne le film en 1977, il sait déjà que tout cela est fini,
que les espérances d’un autre monde ne se sont pas réalisées, que le rêve pacifiste
de tant de jeunes s’est évanoui. Les États-Unis ont été vaincus au Vietnam deux
ans auparavant, le mouvement punk s’est progressivement substitué à la culture
hippie, John Lennon sera assassiné le 8 décembre 1980, deux mois avant que
l’entrée à la Maison Blanche de Ronald Reagan ne donne le coup de grâce à une
utopie aussi généreuse que libératrice. Pour le réalisateur né en
Tchécoslovaquie, la désillusion a dû être aussi amère que celle qu’il vécut en
1968 lorsque les troupes soviétiques mirent fin à l’expérience du Printemps de
Prague, achevant de le convaincre de partir pour les États-Unis.
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