mercredi 18 octobre 2023

Le basculement chez Norman Foster


Quand trois ans après la fin de la guerre, Jane Wharton (Joan Fontaine), une infirmière sans histoire croise la route de Bill Saunders (Burt Lancaster), un vétéran ayant passé deux ans dans un camp de prisonniers nazi et devenu par accident un meurtrier après avoir frappé mortellement un propriétaire de pub londonien, sa vie va prendre une tout autre direction que celle qu’elle escomptait. Tombant amoureuse de Bill, elle est prête à le suivre sans savoir que son destin va basculer lorsqu’elle sera confrontée à Harry (Robert Newton), un maître-chanteur qui harcèle Bill depuis que le premier a été le témoin de l’accident tragique du pub. L’unique rencontre entre Jane et Harry tourne au drame puisque celle-ci, en état de légitime défense, le tue à coups de ciseaux alors qu’il se montrait de plus en plus entreprenant. La caméra la saisit quelques minutes après le drame. Au tumulte de la confrontation avec Harry vient de succéder le silence de la sidération. Désemparée, elle se tourne vers le miroir de sa chambre, se regarde et réalise à cet instant que tout son visage, avec ses lèvres scellées, ses yeux inquiets et ses traits tirés comme par une contracture, révèle un être déchiré, profondément tourmenté, au bord d’un effondrement mental. Elle apparaît d’autant plus fragile et vulnérable que son corps semble écrasé par un poids invisible. En éclairant sa chevelure et ses épaules affaissées, la lumière crue émise par l’ampoule au-dessus de sa tête renforce encore le dénuement et la détresse dans lesquels se trouve Jane. Le sol vient de se dérober sous ses pieds, et comme pour mieux souligner sa désorientation et son basculement dans un quotidien transformé désormais en cauchemar, la caméra adopte un angle oblique particulièrement dramatique et en légère plongée qui déséquilibre le champ pour mieux participer au sentiment de malaise de la jeune femme.  C’est cet angle de prise de vue insolite qui génère la tension de la séquence, entre incertitude et dilution du réel.  Le plan rapproché utilisé accentue par ailleurs la claustrophobie de Jane, doublement prisonnière dans les limites du cadre et de celles du miroir. Ce dernier la met surtout face à elle-même, face à ce qu’elle a été capable de faire durant une fraction de seconde. Ce qui est arrivé n’est pas de sa faute, ni de celle de Bill d’ailleurs, se dit-elle probablement, mais d’un enchaînement de circonstances que ni elle, ni lui n’ont réussi à maîtriser. À l’instar de Keechie (Cathy O’Donnell dans Les Amants de la nuit/They Live by Night, Nicholas Ray, 1947), elle s’accroche toujours éperdument à l’espoir de trouver enfin le bonheur auprès de son amant. Son regard fixe et perdu donne toute sa dimension douloureuse et désespérée à cette nuit qui n’en finit plus et dans laquelle la mort rôde encore. Dans Les Amants traqués (Kiss the Blood off my Hands, Norman Foster, 1948), l’esthétique austère du noir et blanc du directeur de la photographie Russel Metty[1] est l’écrin parfait pour permettre à son réalisateur de peindre les émotions d’une femme tiraillée entre un désir de vivre paisiblement – au contraire des femmes fatales qui peuplent le genre – et son amour pour un homme dont le fatum pèse de toute sa charge.  



[1] Russel Metty exercera ses talents sur de nombreux autres plateaux de tournage aux côtés de Budd Boetticher, Douglas Sirk, King Vidor, Orson Welles, Stanley Kubrick ou encore John Huston.





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