Pour Jimmy « Popeye »
Doyle (Gene Hackman), le moyen le plus sûr d’attraper un métro aérien est de le
prendre en chasse en lançant sa voiture à 150 kilomètres à l’heure en plein
Brooklyn et aux heures de pointe de préférence. Pourquoi tant d’empressement et
d’énervement ? Parce que dans ce métro se trouve Pierre Nicoli (Marcel
Bozzuffi), un redoutable tueur à la solde d’une organisation de trafic
d’héroïne, que notre Popeye suit à la trace depuis des jours. Dans The French Connection (1971),
William Friedkin, en digne représentant du Nouvel Hollywood qui a révolutionné
les codes narratifs des années 1970, dépeint un flic hystérique et violent,
éruptif et jusqu’au-boutiste, peu regardant sur les méthodes utilisées pour
parvenir à ses fins.
Frénétiquement construite en montage
alterné (un coup dans le métro, un coup dans la voiture), en
champs-contrechamps (ce que nous voyons de Doyle et ce que voit celui-ci)
entrecoupés par des travellings latéraux montrant la voiture en contrebas et le
métro sur une rame surélevée, la séquence est remarquable et donne l’occasion à
Gene Hackman de sortir le grand jeu. En regard caméra, les deux mains
cramponnées sur le volant, Popeye bouillonne, éructe sa rage et sa
détermination, mais aussi sa folie et sa démesure dans cette course-poursuite
frénétique bien supérieure à celle, pourtant déjà célèbre, que mène
l’inspecteur Frank Bullitt dans les rues de San Francisco (Bullitt, Peter Yates, 1968). Au visage impassible et marmoréen de
Steve McQueen conduisant sa Mustang s’oppose celui de Gene Hackman, sanguin et
compulsif avec la bouche ouverte, béance prête à avaler le monde, au volant de
sa Pontiac. Si les deux policiers partagent tout autant un sens très limité de
l’humour et du code de la route qu’une détestation de l’autorité et de la
hiérarchie, Popeye, au contraire du premier, ne dit jamais non à l’alcool,
avance nerveusement à coups de poing ou de pistolet semi-automatique, voit
rouge lorsqu’il aperçoit un Noir, et se sait doté d’intuitions à géométrie variable
puisque l’une d’entre elles a causé plusieurs années auparavant la mort d’un
collègue. Sur la piste de trafiquants de drogue, en véritable tête brûlée, il
ne lâche rien dans son désir absolutiste et chaotique d’anéantir le crime. En
cela, outre Bullitt, il nage dans les mêmes eaux troubles que Walt Coogan[1], Harry
Callahan[2] ou Andy
Kilvinski[3], des
flics qui « n’envisagent pas le monde comme traversé par des lignes de
partage identifiables[4] ».
La loi et l’ordre deviennent des frontières floues et des balises malléables au
gré des contextes et des buts à atteindre. Dans sa voiture avalant le bitume et
attirée comme un aimant par le métro, Popeye, dans un émoi certain et au bord
de la rupture d’anévrisme, brûle les feux, roule sur la voie en contresens,
klaxonne convulsivement, percute un véhicule, pratique les tête-à-queue sans perdre de vue le métro,
reprend sa route sans ciller, carambole une pile de poubelles entassées sur le
trottoir, évite in extremis une mère et son landau, tout en hurlant sa
détestation de l’homme qu’il traque, et par extension de l’humanité tout
entière, lui compris. Popeye, avec sa psyché torturée et son acharnement
pathologique s’apparentant à une pulsion de mort, est un policier – comme
l’agent fédéral Richard Chance[5] – qui
s’inscrit dans une typologie de personnages à la noirceur chevillée au corps
chère à William Friedkin, ce cinéaste fasciné par le mal en général et
l’ambivalence morale en particulier. Ici un prêtre face à l’horreur satanique (The Exorcist, 1973), là des convoyeurs de
nitroglycérine (Sorcerer, 1977),
ailleurs des agents des services secrets prêts à employer des méthodes
illégales (To Live and Die in L.A.,
1985) ou encore un inspecteur de police, tueur à gages à ses heures (Killer Joe, 2011) avaient tous suffi à
incarner des protagonistes très nettement atrabilaires, dérangés ou dévorés par
leurs propres fêlures, errant aussi bien dans les bas-fonds urbains que dans la
jungle colombienne, cernés par la violence qu’ils reçoivent, mais qu’ils
génèrent aussi. « Si la poursuite fonctionne d’abord comme pure décharge
énergétique, compensatrice des filatures ratées ou des échecs de l’enquête[6] »,
elle sert surtout de symptôme révélateur du désordre mental profond d’un homme,
seul contre tous, qui ne peut envisager le monde autrement qu’en des termes
conflictuels et suicidaires, à l’image de la ville dans laquelle il évolue, un
New York blême et froid, transformé en Sodome ou Gomorrhe dans lesquelles les
bâtiments désaffectés, les ruelles sordides, les cinémas pornographiques et les
bars interlopes contribuent à créer un territoire à l’air vicié, délétère et
profondément anxiogène.
Ayant pris tous les risques pour tourner cette séquence, sans autorisation officielle, au milieu des voitures et des badauds qui ignoraient tout du tournage, William Friedkin commente ce jusqu’au-boutisme dans ses mémoires : « certaines des choses que j’ai faites n’auraient jamais pu recevoir l’aval d’un studio. J’ai mis des vies en danger. […] Pourquoi l’ai-je fait ? Pourquoi ai-je été aussi loin ? Il faudrait poser cette question à Achab, Kurtz ou Popeye. Une des raisons pour lesquelles le film fonctionne est peut-être le fait que je partageais leur obsession[7] ». En ce sens, Popeye peut être vu comme l’alter ego du réalisateur, étant donné qu’ils agissent tous les deux sans retenue, déterminés à transgresser leurs propres limites, dévorés par une insondable hubris, soit l’axiome friedkinien par excellence : une vision sombre de l’humanité, incapable de se libérer de ses pulsions et de sa dépendance à la violence.
[1] Clint Eastwoood dans Coogan’s
Bluff (Don Siegel, 1968)
[2] Clint Eastwood dans Dirty Harry
(Don Siegel, 1971)
[3] George C. Scott dans The New
Centurions (Richard Fleischer, 1972)
[4]
Jean-Baptiste Thoret et Brüno, Le Nouvel Hollywood, La petite bédéthèque
des savoirs, Le Lombard, 2016, p. 42.
[5] William L. Petersen dans To Live
and Die in L.A.
(William Friedkin, 1985). On peut noter qu’il porte le même patronyme
que son double inversé, le shérif intègre et respectueux de la loi, interprété
par John Wayne dans Rio Bravo (Howard Hawks, 1959).
[6]
Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, Cahiers du
cinéma/Essais, 2006, p. 277.
[7]
William Friedkin, Friedkin Connection : les
mémoires d’un cinéaste de légende, Éditions de la Martinière, 2017, p. 234-235.
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