mercredi 1 novembre 2023

La lutte des classes chez Martin Scorsese



Ce plan de Gangs of New York (2002) est probablement celui qui traduit le mieux non seulement la conscience aiguë qu’a Martin Scorsese de l’Histoire des États-Unis, mais aussi celui qui illustre le plus sa lucidité sur les illusions patriotiques qui prétendent fonder la cohésion de la nation américaine. L’image de l’armée de l’Union tirant à bout portant, en juillet 1863, sur des émeutiers new-yorkais est tout simplement, dans le contexte du cinéma américain, sidérante. Dans l’imaginaire hollywoodien, l’institution militaire doit être garante de la protection de la collectivité et des individus menacés par un « Autre » qui ne peut être que noir, indien, mexicain, nazi, asiatique, communiste ou aujourd’hui arabo-musulman. Réprimer, avec une violence inouïe, une partie du corps social est donc un tabou que peu de réalisateurs osent transgresser. Il faut remonter à 1916 pour voir dans Intolerance (D. W. Griffith) l’armée américaine ouvrir le feu sur des ouvriers manifestant contre une baisse de leurs salaires. Chez Scorsese, il est aussi question d’inégalités sociales, mais plus encore des enjeux de la conscription agitant à ce moment la société civile, alors que la guerre de Sécession fait rage entre les États du Nord et ceux du Sud depuis 1861.    

Le point de vue surplombant de Martin Scorsese lui permet de mettre dans le cadre deux groupes hostiles qui se font face. En dépit du cinémascope, celui-ci semble encore trop étroit pour les appréhender dans leur totalité. Au premier plan, un régiment d’infanterie vient de se positionner dans la 38e rue, en direction de Broadway. Les soldats de la première rangée apparaissent d’autant plus menaçants que leurs fusils et leurs baïonnettes, pointés à l’horizontale, ne laissent planer aucun doute sur l’issue inévitable de ce choc frontal. Ils forment un véritable peloton d’exécution prêt à faire feu dès que l’officier, à droite du cadre, en donnera l’ordre. Ces soldats ont été appelés pour réprimer une insurrection qui, depuis le 11 juillet, est en train de ravager toute la ville de New York. Une autre guerre civile se joue ici, surtout face à ces soldats qui reviennent de la bataille de Gettysburg remportée sur les forces confédérées une dizaine de jours plus tôt. En réaction aux nouvelles lois sur la conscription, votées au mois de juin par le Congrès et qui obligeaient tous les citoyens âgés de vingt à quarante-cinq ans à se soumettre à un tirage au sort avant de partir au front, tout en permettant aux plus riches d’y échapper en échange d’une somme d’argent, des milliers de travailleurs blancs, en grande partie irlandais et essentiellement ouvriers, ulcérés par ce qu’ils considèrent comme un achat du sang des pauvres, détruisent dans toute la ville des bâtiments publics, des usines et des domiciles appartenant aux classes sociales les plus riches. Dans le chaos général, à rebours d’une prétendue unanimité du Nord hostile à l’esclavage, des Noirs, jugés responsables de la guerre et considérés comme des concurrents pour de nombreux emplois, sont tués et pendus à des réverbères[1]. À l’arrière-plan, la foule des insurgés, jusque-là désordonnée et en mouvement, vient de s’arrêter, comme clouée sur place par la stupeur. Certains sont armés de gourdins, bien visibles sur l’image, d’autres sans doute de pavés arrachés aux chaussées adjacentes. Incapable d’imaginer qu’on puisse les arrêter dans leur élan, les émeutiers refusent, en dépit des injonctions, de se disperser. Qu’importe la disproportion des moyens de lutte, cette working class veut savoir jusqu’où elle peut aller dans sa fureur et ses revendications, mais aussi dans ses dérives raciales que Scorsese n’occulte pas. New York est déjà cette ville cauchemardesque visible dans Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), After Hours (1985) ou Bringing Out the Dead (1999), non plus appréhendée à hauteur d’un marginal, d’un chauffeur de taxi, d’un informaticien ou d’un ambulancier, mais à partir d’une multitude particulièrement violente menaçant de faire éclater la société. Il s’agit du moment le plus accusateur du film, du moment le plus politique, puisque le pouvoir à Washington est directement mis en cause, le seul moment où les injustices, la misère et la haine remettent en question la démocratie américaine et « la recherche du bonheur[2] » qui l’a fondée. Au paroxysme de la tension, le temps apparaît suspendu quelques secondes, et il semble à cet instant que rien ne puisse conjurer l’inéluctable et empêcher les balles de siffler.

À travers cette insurrection où se mêlent donc refus de partir en guerre, racisme et haine de classe, Martin Scorsese œuvre à contre-courant[3] en se saisissant d’une page sombre de l’Histoire pour mieux la soustraire à l’oubli. À l’instar de Michael Cimino dans Heaven’s Gate (1980), il met en scène l’opposition sanglante entre l’ordre établi – qu’il soit représenté par le patronat et sa milice chez Cimino ou le gouvernement et l’armée chez Scorsese – et les plus pauvres. Il est difficile de ne pas voir dans cette séquence de guerre civile un rappel de ce que disait John Bridges (Jeff Bridges), le propriétaire de la salle de bal baptisée justement « Heaven’s Gate » à James Averill (Kris Kristofferson), le marshal du comté Johnson dans le Wyoming, à propos d’une liste noire d’immigrés indésirables devant être éliminés par des mercenaires financés par de riches éleveurs : « il est dangereux d’être pauvre dans ce pays ». Et son interlocuteur de répondre : « ça a toujours été le cas ». Pour un pays qui se rêve sans clivages économiques et donc sans conflits sociaux[4], le plan de Gangs of New York renvoie aux États-Unis l’image, pourtant réelle mais rarement vue à l’écran, d’une société gangrénée par les antagonismes de classes. De The Irishman (2019) dans lequel il met en scène le sulfureux président du syndicat des conducteurs routiers Jimmy Hoffa (Al Pacino), la mafia et les Kennedy à Killers of The Flower Moon (2023) avec les meurtres en série au sein de la communauté des Osages dans l’Oklahoma des années 1920, Martin Scorsese, visiblement de plus en plus préoccupé par les angles morts de l’histoire de son pays, ne cesse depuis d’en fouailler les plaies purulentes.



[1] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, Éditions Lux, 2002, p. 273.

[2] « The pursuit of happiness ». Dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, il s’agit, à côté de la vie et de la liberté, du troisième droit inaliénable.

[3] Le film est encore en cours de montage lorsque les tours du World Trade Center s’effondrent le 11 septembre 2001. Sa sortie en salle est repoussée en décembre 2002 pour éviter de confronter la violence du film à celle des attentats.

[4] Toutefois, quelques exceptions notables confirment la règle : Black Fury (Michael Curtiz, 1935), Salt of the Earth (Herbert J. Biberman, 1954), The Molly Maguires (Martin Ritt, 1970), Norma Rae (Martin Ritt, 1979), The River (Mark Rydell, 1984) et Matewan (John Sayles, 1987).




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