La magnificence du décor, encore
amplifiée par l’écran large et la profondeur de champ, n’est pas fortuite
puisqu’elle donne à voir une mise en scène axée sur les échelles et les lignes
pour mieux décrire la géométrie d’un monde dans lequel les passions humaines s’entrechoquent.
De part et d’autre de la cella[3]
du temple, deux péristyles[4]
délimitent chacun une diagonale rejoignant, au centre du cadre, le point de
fuite de l’image matérialisé par la statue cyclopéenne de Jupiter, modèle de
verticalité et de majesté. Roi des cieux et de la terre, ultime arbitre du
destin des hommes, père universel et démiurge, tenant dans sa main droite une
Niké[5]
et dans sa main gauche un très long sceptre, ce dieu romain domine de toute sa
massivité le temple qui lui est consacré. L’image témoigne ici du plaisir de la
démesure qui avait déjà caractérisé Le Cid (Anthony Mann, 1961) et surtout
Cléopâtre (Joseph L. Mankiewicz, 1963), mais aussi de la volonté de montrer
l’enjeu de la confrontation : pour Commode, une culture romaine qu’il cherche à
assujettir à sa mégalomanie et, pour Livius, une civilisation séculaire qu’il
faut servir avec humilité. Sous le regard des dieux, le premier se bat pour
lui-même, le second pour Rome.
Au cœur de cet espace sacré où
tout peut basculer, Livius, mu par une volonté régicide, avance sur le sol
marbré de la salle en direction de l’empereur. L’alignement des colonnes, des
statues et des gigantesques candélabres accuse la perspective dans laquelle se
trouvent les deux frères ennemis, réduits à de simples silhouettes perdues au
point de se fondre dans ce décorum aussi grandiose qu’oppressant. En ce sens,
Anthony Mann se rapproche d’Orson Welles en rapetissant et en écrasant les
personnages pour mieux mettre en relief la dramaturgie de la séquence. « On a
fait de moi un dieu. Le savais-tu ? J’ai ordonné trente jours de fêtes pour
célébrer l’événement. » dit lascivement Commode. Et Livius de lui répondre sur
un ton menaçant : « Pars immédiatement, je peux encore te sauver la vie.
L’armée est au cœur de la ville, et si je ne suis pas de retour au crépuscule,
mes légions marcheront sur Rome ». Anthony Mann donne à cette confrontation une
dimension tragique, puisque chacun des deux personnages est possédé par une
forme de nécessité supérieure à laquelle l’autre doit se soumettre. À l’instar
de Messala (déjà interprété par Stephen Boyd) et du prince Judah Ben-Hur
(Charlton Heston) dans Ben-Hur (William Wyler, 1959), Commode et Livius
se sont aimés autrefois pour mieux se haïr à présent. Mais Commode n’a plus
rien de son prestige d’antan. À moitié couché sur le sol en marbre, au bord
de la démence, il échappe à l’image elle-même et à ce plan d’ensemble qui
privilégie les dieux au détriment des hommes. Pour n’être qu’une voix reliée à
un corps à peine visible, l’empereur est réduit à la médiocrité de son humanité,
en totale contradiction avec sa volonté d’être au centre du monde et son
obsession à comparer sans cesse le pouvoir du princeps senatus[6]
avec celui des dieux. La locution latine, Iovi Optimo Maximo (à
Jupiter le très bon, le très grand), gravée sur le piédestal de la statue
situé juste derrière lui ne fait que redoubler le décalage entre ce qu’il est,
et ce qu’il désire être. Ainsi, Commode, avec son caractère dépravé, sa
propension à corrompre son entourage, à détruire les autres et à préférer une
vie de plaisirs à Rome plutôt qu’à maintenir cette Pax Romana[7]
à laquelle tenait tant son père, est le premier symptôme de la décadence de
l’Empire romain qu’a voulu mettre en scène Anthony Mann, symptôme confirmé, par
ailleurs, par le commentaire final du film: « Ce fut le début de la fin de
l’Empire romain. Une grande civilisation ne se conquiert pas de l’extérieur
tant qu’elle ne s’est pas détruite de l’intérieur ».
Dans l’entrelacs d’ombre et de
lumière baignant ce huis clos à l’atmosphère délétère sont donc associés puissance
visuelle et conflit psychologique. Outre les liens familiaux toxiques déjà
évoqués, Anthony Mann a toujours filmé les comportements humains à l’aune de
leur trajectoire de part et d’autre de la morale, de l’éthique et de la loi. Si
Livius s’oppose à l’égotisme de Commode, c’est d’abord parce que cette morale «
est fondée sur l’idée que l’homme est une fin en soi et que chacun de ses actes
(….) doit être pensé de telle sorte qu’il puisse avoir une portée universelle[8]».
Cette abnégation et cette prise en compte des autres, opposées au droit du plus
fort et à l’arbitraire, est une ligne de démarcation qui innerve toute l’œuvre
de Mann, des films noirs aux péplums, en passant par les westerns ou les films
de guerre. À l’image de Steve Randall face au mafieux Walt Radak (Desperate,
1947), de Will Lockhart affrontant Dave Waggoman le fils violent et pervers d’un
cattle baron (The Man from Laramie, 1955) ou du lieutenant Benson
systématiquement défié par le sergent Montana (Men in War, 1957), tout
est tension entre Livius et Commode pour faire advenir leur Rome idéale. La
mort habite déjà le cadre, latente, comme si les deux hommes, après avoir
définitivement rompu les liens qui les unissaient, savaient déjà qu’ils auront
très bientôt l’obligation d’assumer les conséquences de leurs actions dans une
spectaculaire confrontation finale.
[1]
Ridley Scott saura s’en souvenir en réalisant Gladiator (2000) dont la
trame ressemble à celle du film de Mann.
[2]
L’empereur Marc Aurèle (161-180) n’a pas été empoisonné en réalité, mais meurt
de maladie, probablement de la peste à Sirmium (actuelle Serbie). Il avait, en
177, associé son fils Commode au titre d’Auguste, c’est-à-dire co-empereur. La
succession se passe donc naturellement.
[3]
Salle d’un temple romain, généralement de forme rectangulaire abritant la
statue d’une divinité.
[4]
Galerie ornant la cour intérieure ou l’extérieur d’un bâtiment.
[5] La
déesse de la Victoire et du Triomphe. D’origine grecque, elle a été maintenue
dans le culte romain.
[6] « Le
premier du Sénat », titre porté par les empereurs romains.
[7] Longue
période de paix, de stabilité et de prospérité dans l’Empire romain du règne
d’Auguste (27 av. JC – 14 apr. JC) à celui de Marc Aurèle (161 à 180 apr. JC).
[8]
Jean-Philippe Costes dans Les Subversifs hollywoodiens, l’esprit critique du
cinéma grand public, Chapitre 15, Une Histoire éthique de l’humanité,
Anthony Mann et la tragédie des âmes bien nées, Liber, 2015, p. 249.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire