Immobile sur la marche d’un grand
escalier de pierre, un homme se tient en tenue de soirée, une longue et fine cigarette
dans la main droite, et la main gauche nonchalamment glissée dans la poche de
son pantalon. Pendant quelques secondes, il reste là, semblable à une statue,
comme si le premier geste qu’il avait eu pour accueillir Robert Rainsford (Joel
McCrea, hors champ) l’avait pétrifié. Visiblement
très distingué, comme animé par une force intérieure, il porte sous sa veste
noire une chemise à plastron recouverte d’un
gilet blanc, agrémentée d’un nœud papillon de la même teinte. Son visage aux traits
altiers, ses cheveux noirs découvrant un front haut, sa moustache et sa barbiche finement
taillées traduisent l’assurance de celui qui, bien né et instruit, sait qu’il
fait partie d’une élite sociale et culturelle. Tout son aspect, sa manière de
parler d’un ton suave en détachant lentement tous les mots respirent l’autorité
et le pouvoir. Seigneur et maître en son château perdu dans la jungle épaisse
d’une île du Pacifique, le comte Zaroff (Leslie Banks) est un Russe d’origine
cosaque, probablement ancien officier de la garde impériale du tsar, ayant fui,
avec armes, bagages et serviteurs, la révolution
de 1917. Dans ce plan extrait de The Most Dangerous Game (Ernest B.
Schoedsack et Irving Pichel, 1932), cet aristocrate, filmé en contre-plongée
pour mieux allonger les verticales et traduire son orgueil hypertrophié, fait, dans
la salle principale de cette forteresse, une apparition aussi inquiétante que
dissonante. Le contraste entre son extrême raffinement et l’allure
méphistophélique qui se dégage de lui renvoie à
un hors-champ imaginaire, à une époque particulièrement troublée où, en tant
qu’ancien officier cosaque, nous l’imaginons sans mal servir Nicolas II et participer,
en 1905, au mépris de toute humanité, à la répression particulièrement
sanglante des émeutes populaires d’Odesa[1].
Cette violence consubstantielle à son ancienne fonction irrigue l’ascendant
qu’il exerce sur son environnement. Véritable démiurge, en quête passionnée d’absolu,
aussi mégalomane que les docteurs Mabuse (Rudolf Klein-Rogge dans Docteur
Mabuse, le joueur, Fritz Lang, 1922) ou Moreau (Charles Laughton dans Island
of Lost Souls, Erle C. Kenton, 1932), Zaroff, avec cette séduction perverse
qui le caractérise, fait plier le monde à sa démesure. Ivre de sa puissance et
de son désir de domination, ce génie du mal a recréé au bout du monde, sur une
île que les cartes marines ne relèvent pas, un pandémonium sur lequel il règne
sans partage et dans lequel il laisse libre cours à son obsession de la chasse,
non pas en traquant un quelconque animal – il pense que même le plus redoutable
d’entre eux n’est pas à la mesure de son talent – mais un seul gibier intelligent,
le plus dangereux (pour reprendre le titre original), celui susceptible de lui
procurer des frissons de plaisir sadique : l’être humain. À gauche du
cadre, l’ombre du comte, comme découpée à même les ténèbres, se détache sur le
mur, mur qui prend part à ce malaise d’autant plus troublant qu’il est renforcé
par les motifs de l’immense tapisserie accrochée derrière lui.
Cette tapisserie, prolongement de
la violence vénéneuse et implacable du propriétaire de ces lieux, révèle
immédiatement la vérité d’une âme noire et corrompue. Finement tissés, les fils
de trame offrent au regard du spectateur, mais aussi à ceux des infortunés rescapés
des naufrages orchestrés par Zaroff, un centaure au visage grimaçant et bestial,
une flèche plantée dans le dos, tenant dans ses bras une femme évanouie et en
partie dénudée. Directement inspirée des vers du livre IX des Métamorphoses
rédigé par le poète latin Ovide, et dans
lequel celui-ci décrit la mort du centaure Nessus terrassé par une flèche empoisonnée
décochée par Héraclès alors que le premier menaçait d’abuser de Déjanire, la
femme du second, la tapisserie, placée sous le signe de l’irrémédiable, préfigure
le destin de Zaroff, métaphorise sa chute, alors qu’il entre en scène à cet
instant. Le centaure est le comte, mélange d’Éros et de Thanatos,
démente incarnation de toutes les dépravations humaines. « First kill, then love », dit-il
voluptueusement à ses futures victimes. À l’instar de l’hippanthrope, il sera finalement
terrassé par la flèche de Robert Rainsford, un naufragé ayant survécu aux côtés
d’Eve Trowbridge (Fay Wray) à la chasse tant redoutée, avant d’être dévoré par
la meute de chiens qu’il entretient dans un chenil situé dans les bas-fonds de
sa forteresse : ces mêmes chiens qui figurent eux aussi sur la bordure de
la tapisserie. Mais pour le moment, au milieu de cet escalier, tout à son afféterie,
Zaroff matérialise encore la beauté du diable en incarnant l’alpha et l’oméga du
gentleman et du prédateur forcément darwinien, indiciblement cynique et qui « n’attend
rien des hommes qu’un plaisir qu’il est contraint de prendre par la violence[2] ».
Et c’est bel et bien de toute cette hybridité mortifère qu’il est question dans
ce plan.
Tourné au même moment que King
Kong par le même studio RKO Pictures et la même équipe – mais sans Leslie
Banks et Joel McCrea toutefois – The Most Dangerous Game est un diamant
noir dont la lumière sépulcrale irradie toujours le cinéma fantastique. Au
contraire du baron Frankenstein ou des Docteurs Jekyll et Cyclops[3],
le comte Zaroff n’est pas un homme de science, mais il partage bien avec eux cette
hubris et cette vanité, ce complexe de Prométhée qui leur fait oublier qu’ils
ne sont que de simples mortels. Du haut de sa forteresse, ce patricien, aussi
illuminé que dangereux, a beau contempler son empire végétal et mépriser les
hommes et les femmes qu’il pourchasse, il n’en reste pas moins une version
primitive d’un homme dominé par ses instincts et finalement victime de sa
propre passion.
[1]
Ces violences inspirèrent à Sergueï Eisenstein l’épisode de l’escalier d’Odesa
où les troupes du tsar massacrèrent la population insurgée (Le cuirassé
Potemkine, 1925).
[2]
Claude Michel Cluny, « La chasse du comte Zaroff », Dossiers du
cinéma : Films 1, Casterman, 1971, p.23
[3]
Ernest Schoedsack réalisera en 1940 Dr. Cyclops, dans lequel le docteur
Thorkel (Albert Dekker) réussira, dans son laboratoire perdu au fond de la jungle
péruvienne, à rétrécir des créatures vivantes, y compris des êtres humains.
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