mardi 26 avril 2022

Le cercueil chez Clint Eastwood


American Sniper (Clint Eastwood, 2014) est un film problématique  pour au moins deux raisons: la première est qu'on peut le voir comme une hagiographie d'un tireur d'élite des Navy SEAL, Chris Kyle (Bradley Cooper), patriote forcené, aimant les idées simples et viscéralement attaché à Dieu, à son pays et à sa famille, transformé en héros en assassinant de sang-froid, pendant les quatre séjours qu'il fit de 2003 à 2009 au « pays des deux fleuves [1]», plus de 160 Irakiens; la deuxième est que le réalisateur n'envisage à aucun moment les raisons et les responsabilités politiques et militaires qui présidèrent à la décision d'envahir ce pays en 2003 et d'envoyer des milliers de soldats y faire le sacrifice de leurs vies. Omettre volontairement en 2014 les mots « Saddam Hussein », « George Bush », « armes de destruction massive », « pétrole », « guerre préventive » relève autant d'un choix idéologique suspect que d'un refus de sonder la plaie, toujours purulente à ce moment. Dont acte. En bon libertarien, Clint Eastwood nous avait pourtant habitué à être bien plus critique vis-à-vis des institutions: que ce soit la CIA (La Sanction/The Eiger Sanction, 1975), le FBI (Un Monde parfait/A Perfect World, 1993 ou Le Cas Richard Jewell/Richard Jewell, 2019), la Présidence des États-Unis (Les Pleins pouvoirs/Absolute Power, 1997), le Conseil national de la sécurité des transports (Sully, 2016) ou encore la police (L'Échange/Changeling, 2018), aucune ne trouve un quelconque crédit à ses yeux. Par contre, il choisit de montrer le supposé libre-arbitre d'un homme aliéné par les discours militaro-patriotiques et qui, en regardant en 1998 à la télévision les attentats contre les ambassades américaines à Nairobi au Kenya et à Dar es Salaam en Tanzanie, décide de s'engager dans les forces américaines. Son propos est alors d'une limpidité confondante: il s'agit de dire que Chris Kyle, dans sa perception manichéenne du monde, reçoit ces images comme une révélation divine, et choisit de combattre en Irak pour venger l'honneur meurtri des États-Unis et appliquer la loi du talion en tuant les ennemis qui ont attaqué l'Amérique. Toutefois, pour American Sniper, comme il s'agit de Clint Eastwood, les choses sont néanmoins un peu plus complexes. Parti la fleur au fusil, hors de tout doute sur la légitimité de cette guerre, la vision sans nuance du conflit de Kyle se réduit progressivement à la taille de sa lunette de visée et au nombre de cadavres qu'il accumule dans les ruines de Bagdad ou de Falloujah. Au retour d'une de ses missions, il se trouve dans la carlingue d'un avion transportant des cercueils recouverts de la bannière étoilée (voir le photogramme). Cette image funèbre que les télévisions américaines ne montrent jamais, érode inexorablement les certitudes triomphalistes dans lesquelles Chris Kyle a baigné depuis son enfance. Sans qu'il puisse verbaliser en toute conscience ce qui le ronge, il est moins question pour lui de Bien et de Mal, d'exaltation du drapeau ou de « libertés » à défendre, que d'un vide existentiel brouillant désormais la frontière entre ce qu'il est, et sa fonction de tireur d'élite. Seul, le visage dans l'ombre, manifestement perdu dans ses pensées, il fait face à ces cercueils en pensant peut-être, dans une fatalité tragique, à sa propre mort[2]. La violence à laquelle il a été exposé, la mort qu'il n'a pas hésité à donner en tuant non seulement des hommes, mais aussi des femmes et des enfants, le font basculer dans une barbarie qui le dépossède de son humanité. Il ne sait pas encore que son retour au Texas auprès de sa famille ne sera qu'un purgatoire – le plus court possible – destiné à repartir au plus vite pour la mission suivante. Sa vie n'est plus auprès de sa famille, mais dans une zone de guerre, couché sur le toit d'un immeuble, à l'affût de sa prochaine victime. À l'instar des films cités plus haut, American Sniper rejoint alors la dénonciation de l'armée en tant qu'institution – et à travers elle les dirigeants politiques - en ce sens qu'elle corrompt profondément les individus en les poussant à agir de telle façon qu'ils se retrouvent incapables d'assumer l'entière responsabilité de leurs actes. À rebours du patriotisme sans faille que les conservateurs de tout poil, mais particulièrement américains, ont plébiscité, le film d'Eastwood questionne la notion de héros mais surtout l'asservissement au drapeau et la soumission aux discours belliqueux autorisant un individu à se transformer en une sinistre machine de guerre.



[1] Nom donné en arabe à l'Irak

[2] Chris Kyle sera assassiné en 2013 dans un stand de tir par un ancien marine souffrant de stress post-traumatique qu'il encadrait. 



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