American Sniper (Clint Eastwood, 2014) est un film
problématique pour au moins deux raisons:
la première est qu'on peut le voir comme une hagiographie d'un tireur d'élite
des Navy SEAL, Chris Kyle (Bradley Cooper), patriote forcené, aimant les idées
simples et viscéralement attaché à Dieu, à son pays et à sa famille, transformé
en héros en assassinant de sang-froid, pendant les quatre séjours qu'il fit de
2003 à 2009 au « pays des deux fleuves [1]»,
plus de 160 Irakiens; la deuxième est que le réalisateur n'envisage à aucun
moment les raisons et les responsabilités politiques et militaires qui
présidèrent à la décision d'envahir ce pays en 2003 et d'envoyer des milliers
de soldats y faire le sacrifice de leurs vies. Omettre volontairement en 2014
les mots « Saddam Hussein », « George Bush », « armes de destruction massive »,
« pétrole », « guerre préventive » relève autant d'un choix idéologique suspect
que d'un refus de sonder la plaie, toujours purulente à ce moment. Dont acte. En
bon libertarien, Clint Eastwood nous avait pourtant habitué à être bien plus
critique vis-à-vis des institutions: que ce soit la CIA (La Sanction/The
Eiger Sanction, 1975), le FBI (Un Monde parfait/A Perfect World,
1993 ou Le Cas Richard Jewell/Richard Jewell, 2019), la Présidence
des États-Unis (Les Pleins pouvoirs/Absolute Power, 1997), le Conseil
national de la sécurité des transports (Sully, 2016) ou encore la police
(L'Échange/Changeling, 2018), aucune ne trouve un quelconque
crédit à ses yeux. Par contre, il choisit de montrer le supposé libre-arbitre d'un
homme aliéné par les discours militaro-patriotiques et qui, en regardant en
1998 à la télévision les attentats contre les ambassades américaines à Nairobi
au Kenya et à Dar es Salaam en Tanzanie, décide de s'engager dans les forces
américaines. Son propos est alors d'une limpidité confondante: il s'agit de
dire que Chris Kyle, dans sa perception manichéenne du monde, reçoit ces images
comme une révélation divine, et choisit de combattre en Irak pour venger
l'honneur meurtri des États-Unis et appliquer la loi du talion en tuant les
ennemis qui ont attaqué l'Amérique. Toutefois, pour American Sniper, comme
il s'agit de Clint Eastwood, les choses sont néanmoins un peu plus complexes. Parti
la fleur au fusil, hors de tout doute sur la légitimité de cette guerre, la
vision sans nuance du conflit de Kyle se réduit progressivement à la taille de
sa lunette de visée et au nombre de cadavres qu'il accumule dans les ruines de Bagdad
ou de Falloujah. Au retour d'une de ses missions, il se trouve dans la
carlingue d'un avion transportant des cercueils recouverts de la bannière
étoilée (voir le photogramme). Cette image funèbre que les télévisions
américaines ne montrent jamais, érode inexorablement les certitudes
triomphalistes dans lesquelles Chris Kyle a baigné depuis son enfance. Sans qu'il
puisse verbaliser en toute conscience ce qui le ronge, il est moins question pour
lui de Bien et de Mal, d'exaltation du drapeau ou de « libertés » à défendre, que
d'un vide existentiel brouillant désormais la frontière entre ce qu'il est, et sa
fonction de tireur d'élite. Seul, le visage dans l'ombre, manifestement perdu
dans ses pensées, il fait face à ces cercueils en pensant peut-être, dans une
fatalité tragique, à sa propre mort[2].
La violence à laquelle il a été exposé, la mort qu'il n'a pas hésité à donner
en tuant non seulement des hommes, mais aussi des femmes et des enfants, le font
basculer dans une barbarie qui le dépossède de son humanité. Il ne sait pas
encore que son retour au Texas auprès de sa famille ne sera qu'un purgatoire –
le plus court possible – destiné à repartir au plus vite pour la mission
suivante. Sa vie n'est plus auprès de sa famille, mais dans une zone de guerre,
couché sur le toit d'un immeuble, à l'affût de sa prochaine victime. À l'instar
des films cités plus haut, American Sniper rejoint alors la dénonciation
de l'armée en tant qu'institution – et à travers elle les dirigeants politiques
- en ce sens qu'elle corrompt profondément les individus en les poussant à agir
de telle façon qu'ils se retrouvent incapables d'assumer l'entière
responsabilité de leurs actes. À rebours du patriotisme sans faille que les
conservateurs de tout poil, mais particulièrement américains, ont plébiscité, le
film d'Eastwood questionne la notion de héros mais surtout l'asservissement au
drapeau et la soumission aux discours belliqueux autorisant un individu à se
transformer en une sinistre machine de guerre.
[1] Nom donné en arabe à l'Irak
[2]
Chris Kyle sera assassiné en 2013 dans un stand de tir par un ancien marine
souffrant de stress post-traumatique qu'il encadrait.
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