mercredi 6 avril 2022

La lettre chez Joseph L. Mankiewicz



Encadrant un groupe de jeunes enfants en excursion sur un bateau, et quelques minutes avant le largage des amarres, trois femmes mariées reçoivent une lettre d'une amie commune, Addie Ross, leur annonçant avoir quitté la ville avec l'époux – sans le nommer - de l'une d'entre elles. Une fois à bord, dans l'incapacité de réaliser la trahison de l'un des trois conjoints, Rita Phibbs (Ann Sothern) Lora Mae Hollingsway (Linda Darnell) et Deborah Bishop (Jeanne Crain, de gauche à droite du photogramme), appuyées sur le bastingage du navire, les regards préoccupés et pleins d'appréhension, arborent ostensiblement cette réserve qui participe autant de la retenue que de l'inquiétude. Bien qu'issues de milieux différents – Deborah et Lorae Mae viennent d'un milieu social défavorisé - ces trois femmes sont parvenues, grâce à leur mariage et son travail pour Rita, à faire leur place dans la société aisée d'une petite ville des États-Unis dont nous ne saurons pas le nom. Leur tenue vestimentaire, révélatrice du raffinement qu'elles cherchent à afficher, illustre bien cette réussite matérielle caractéristique de la prospérité américaine de l'après-guerre: les manteaux avec cols à revers, fort probablement de marque, les gants blancs – Lora Mae les tient dans ses mains - et les foulards - pour Lora Mae et Deborah – soulignent l'opulence du milieu social auquel elles appartiennent. Elles participent, depuis des années, à ce tourbillon social composé de réceptions, de soirées mondaines et de clubs de loisirs dont le mode de vie ostentatoire repose tout autant sur la richesse que sur la vanité. Mais la lettre que tient Rita met cette réussite à rude épreuve, en ceci qu'elle est autant l'annonce d'un échec amoureux que la matérialisation d'une anxiété sociale, particulièrement pour Lorae Mae et Deborah qui souffrent du syndrome de l'imposteur, anxiété que le regard des autres - si important pour elles - ne ferait qu'accentuer. En interpellant chacune d'entre elles sur la durabilité de leur couple, la lettre ne fait que cristalliser l'insécurité sentimentale que partagent les trois épouses. Dans Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives, Joseph L. Mankiewicz, 1949), le contraste entre l'affectation et la réalité met à nu la fragilité des apparences. Perdues dans leurs pensées subitement mélancoliques, et en réalisant ce que cette réussite matérielle a de fragile et d'illusoire, elles ont déjà entamé une introspection de leur sanctuaire intime, de leur vie conjugale et des fractures amoureuses éventuelles, inavouées ou balayées d'un revers de la main, qui auraient pu conduire un de leurs maris – dont chacun a dans le passé admis son attirance pour Addie Ross - à être infidèle. Chacune veut encore croire que les forces d'attraction de son couple restent supérieures aux désaccords et aux différences de caractères.  En cherchant la vérité des êtres et du réel, Mankiewicz se moque, à travers cette satire sociale, de l'aliénation des classes supérieures au matérialisme et à la respectabilité. Mais incontestablement, cette exploration d'elles-mêmes permet à ces trois figures féminines sur lesquelles Mankiewicz porte toute son affection de révéler sinon leurs aspirations, du moins leur fragilité et leur questionnement sur la notion de bonheur. La filmographie du réalisateur a souvent donné aux femmes le premier rôle: de L'Aventure de Mme Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) à Cléopâtre (Cleopatra, 1963) en passant par Ève (All About Eve, 1950) ou La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa, 1954), ce sont toujours les hommes qui sont en retrait.




Aucun commentaire:

Publier un commentaire