Encadrant un groupe de jeunes enfants en
excursion sur un bateau, et quelques minutes avant le largage des amarres, trois
femmes mariées reçoivent une lettre d'une amie commune, Addie Ross, leur annonçant
avoir quitté la ville avec l'époux – sans le nommer - de l'une d'entre elles. Une
fois à bord, dans l'incapacité de réaliser la trahison de l'un des trois
conjoints, Rita Phibbs (Ann Sothern) Lora Mae Hollingsway (Linda Darnell) et Deborah
Bishop (Jeanne Crain, de gauche à droite du photogramme), appuyées sur le
bastingage du navire, les regards préoccupés et pleins d'appréhension, arborent
ostensiblement cette réserve qui participe autant de la retenue que de l'inquiétude.
Bien qu'issues de milieux différents – Deborah et Lorae Mae viennent d'un
milieu social défavorisé - ces trois femmes sont parvenues, grâce à leur mariage
et son travail pour Rita, à faire leur place dans la société aisée d'une petite
ville des États-Unis dont nous ne saurons pas le nom. Leur tenue vestimentaire,
révélatrice du raffinement qu'elles cherchent à afficher, illustre bien cette
réussite matérielle caractéristique de la prospérité américaine de
l'après-guerre: les manteaux avec cols à revers, fort probablement de marque, les
gants blancs – Lora Mae les tient dans ses mains - et les foulards - pour Lora
Mae et Deborah – soulignent l'opulence du milieu social auquel elles
appartiennent. Elles participent, depuis des années, à ce tourbillon social
composé de réceptions, de soirées mondaines et de clubs de loisirs dont le mode
de vie ostentatoire repose tout autant sur la richesse que sur la vanité. Mais
la lettre que tient Rita met cette réussite à rude épreuve, en ceci qu'elle est
autant l'annonce d'un échec amoureux que la matérialisation d'une anxiété
sociale, particulièrement pour Lorae Mae et Deborah qui souffrent du syndrome
de l'imposteur, anxiété que le regard des autres - si important pour elles - ne
ferait qu'accentuer. En interpellant chacune d'entre elles sur la durabilité de
leur couple, la lettre ne fait que cristalliser l'insécurité sentimentale que
partagent les trois épouses. Dans Chaînes conjugales (A Letter to
Three Wives, Joseph L. Mankiewicz, 1949), le contraste entre l'affectation
et la réalité met à nu la fragilité des apparences. Perdues dans leurs pensées
subitement mélancoliques, et en réalisant ce que cette réussite matérielle a de
fragile et d'illusoire, elles ont déjà entamé une introspection de leur
sanctuaire intime, de leur vie conjugale et des fractures amoureuses éventuelles,
inavouées ou balayées d'un revers de la main, qui auraient pu conduire un de
leurs maris – dont chacun a dans le passé admis son attirance pour Addie Ross -
à être infidèle. Chacune veut encore croire que les forces d'attraction de son couple
restent supérieures aux désaccords et aux différences de caractères. En cherchant la vérité des êtres et du réel, Mankiewicz
se moque, à travers cette satire sociale, de l'aliénation des classes
supérieures au matérialisme et à la respectabilité. Mais incontestablement,
cette exploration d'elles-mêmes permet à ces trois figures féminines sur
lesquelles Mankiewicz porte toute son affection de révéler sinon leurs
aspirations, du moins leur fragilité et leur questionnement sur la notion de
bonheur. La filmographie du réalisateur a souvent donné aux femmes le premier
rôle: de L'Aventure de Mme Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) à
Cléopâtre (Cleopatra, 1963) en passant par Ève (All
About Eve, 1950) ou La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot
Contessa, 1954), ce sont toujours les hommes qui sont en retrait.
mercredi 6 avril 2022
La lettre chez Joseph L. Mankiewicz
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