lundi 18 avril 2022

Le fardeau chez Todd Haynes



Dans Dark Waters (Todd Haynes, 2019), Robert Bilott (Mark Ruffalo) est un avocat spécialisé dans la défense des entreprises chimiques au sein d'un cabinet d'affaires de Cincinnati (Ohio). Lorsqu'il apprend qu'un de ses clients, DuPont de Nemours, déverse en toute connaissance de cause des produits chimiques mortels dans les rivières et les lacs de la région de Parkersburg en Virginie-Occidentale où se trouve son usine locale, il décide de mener une enquête qui le mènera, jusqu'au vertige, à risquer son avenir professionnel, sa famille et sa santé pour mettre au jour la vérité et défendre toute une communauté ravagée par des cancers ou des malformations congénitales, dont la liste s'allonge au fur et à mesure de ses investigations. Le neuvième film de Todd Haynes est une nouvelle version de la lutte du pot de terre contre le pot de fer, ou de celle de David contre Goliath que le cinéma américain adore particulièrement mettre en scène. Alors que rien ne le prédisposait à devenir un lanceur d'alerte, Robert Bilott rejoint cette longue liste qui, de l'adjointe juridique Erin Brockovich (Julia Roberts dans Erin Brockovich, seule contre tous/ Erin Brokovich, Steven Soderbergh, 2000) au journaliste Michael Rezendes (Mark Ruffalo déjà dans Spotlight, Tom McCarthy, 2015) en passant par le consultant scientifique Jeffrey Wigand ( Russell Crowe dans Révélations/The Insider, Michael Mann, 1990),  met en valeur des héros ordinaires déterminés à faire émerger des eaux sombres les turpitudes criminelles des puissants, et à placer très haut la défense de l'éthique et de la justice. Souvent seuls, mais toujours volontaires et pugnaces, contre vents et marées, ils portent un fardeau qui manque à l'occasion de les écraser mais qui, au final, va donner un tout autre sens à leur vie. Vertige avons-nous dit un peu plus haut ? Sur le photogramme en effet, la caméra est positionnée à 90 degrés par rapport à son axe vertical pour mieux souligner le malaise psychologique qui habite Robert, alors qu'il se dirige d'un pas lourd vers son bureau. Mais pas seulement: avec un angle normal, cette géométrie aurait dû évoquer la stabilité et l'équilibre, mais ici, l'image traduit aussi pour Robert sa remise en cause de l'ordre établi, sa volonté de renverser les règles et la marche du monde, tout au moins celle conçue par DuPont de Nemours. Peu soutenu par son patron, insulté par le dirigeant de l'entreprise chimique, ostracisé par une partie de la communauté de Parkersburg plus préoccupée par la question des emplois nemouriens que par les enjeux de santé publique et déchiré par l'incompréhension et le scepticisme de son épouse – tout au moins au début – Robert, à peine remis d'une attaque ischémique transitoire[1], est néanmoins écrasé par la plongée de la caméra, écrasé par la disproportion entre sa petite taille et les énormes masses de béton qui font mine de le broyer. Cette architecture froide, ce carcan pesant nous font ressentir l'oppression d'un univers qui s'exerce sur un homme refusant de lâcher prise face aux dissimulations et aux mensonges. Todd Haynes et son directeur de la photographie Edward Lachman choisissent une grammaire chromatique particulière, en utilisant une couleur vert-jaune pour les intérieurs afin de mieux transmettre les symptômes visuels d'une maladie rongeant les corps et les esprits. Cette angoisse existentielle pèse de tout son poids sur l'avocat, mais moins que l'exigence morale qu'il s'impose pour mener à terme sa bataille juridique et rendre justice – au bout de vingt ans de lutte - aux victimes de la rapacité industrielle. Si le pot de terre peut triompher - un temps seulement – du pot de fer, Todd Haynes n'est pas dupe pour autant de la puissance et de l'incommensurable volonté de ce capitalisme sauvage, prêt à toutes les ignominies pour faire triompher ses intérêts financiers.



[1] Altération momentanée de la fonction cérébrale




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