Le scénario de La Dame de Shanghai (The
Lady from Shanghai, Orson Welles, 1947) est au moins aussi nébuleux que
celui du Grand Sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks, 1946). Voix
off, complot, mensonges, femme fatale, violence, faux-semblants, manipulation, Orson
Welles réunit, dans son quatrième film, tous ces codes renvoyant au film noir
mais en y apportant une touche personnelle pour mieux subvertir le genre, en ce
sens que la narration est assurée, non comme le veut l'usage par ceux qui sont
fondamentalement corrompus, mais par celui qui se fait manipuler à son insu. L'intrigue
ici importe finalement assez peu pourvu que nous ayons l'ivresse de la mise en
scène. Et Orson Welles, après Citizen Kane (1941) et La Splendeur des
Amberson (The Magnificent Ambersons, 1942), prouve une fois de
plus sa puissance visuelle et sa maîtrise de tous les paramètres de l'image. Le
photogramme illustre l'avant-dernière séquence du film, et singularise la même approche
de la profondeur de champ que le réalisateur avait inaugurée dans Citizen
Kane. Celle-ci y est utilisée, non pas comme un simple artifice technique,
mais pour mieux rendre lisible l'entièreté de l'action et juxtaposer dans le
même plan deux scènes simultanées. Une confrontation triangulaire vient
d'opposer, dans une galerie de miroirs d'un parc forain, Elsa Bannister (Rita
Hayworth), une femme aussi manipulatrice que vénéneuse, son mari Arthur
Bannister (Everett Sloane), un avocat puissant mais corrompu, et l'amant de
celle-ci, Michael O'Hara (Orson Welles), un aventurier naïf qui avait cru
pouvoir vivre une vertigineuse liaison avec elle, sans se rendre compte – sauf
à ce moment précis - qu'il bâtissait des châteaux en Espagne. La rencontre se
passe mal puisque Arthur et Elsa s'entretuent. Alors que le premier succombe
rapidement, elle s'effondre à son tour, blessée à mort, et tente de ramper en appelant
Michael à l'aide avec l'énergie du désespoir. Totalement désillusionné, revenu
de ses chimères, mais plus seul que jamais, celui-ci choisit au contraire de
sortir de la baraque foraine, non sans avoir soliloqué quelques minutes sur la
vanité de la condition humaine et sur la sienne en particulier. La composition
de l'image relie un avant-plan net et dans une lointaine perspective un
arrière-plan légèrement flou. La caméra - située en contrebas de la scène sur
laquelle évoluent les personnages pour donner cette impression qu'elle est
placée sur le sol au même niveau qu'Elsa – cadre dans la moitié gauche du champ
sa tête et ses épaules. Agonisant sur le plancher, elle paie ses mensonges et
ses manipulations au prix fort en hurlant à deux reprises, et en tournant la
tête vers Michael, « I don't wanna die ». Ces suppliques désespérées ne
rencontrent que le vide et l'indifférence de celui qui, dans la partie droite
du champ, semble détaché de la réalité. La distance entre ces deux pôles matérialise,
au-delà de la mort prochaine d'Elsa, la fin de leur relation[1].
En rejetant le champ-contrechamp classique, Orson Welles isole Michael et Elsa dans
le plan comme Kane et Susan l'étaient aux deux extrémités de la grande salle du
château de Xanadu[2].
Enfin, pour mieux dramatiser l'image et métaphoriser l'issue fatale pour l'une
et la survie pour l'autre, il faut que l'obscur côtoie la lumière. Deux jeux d'éclairage
font scintiller le plan en ce sens: le premier, venu de la gauche, illumine l'arrière
de cette fameuse chevelure blonde de Rita Hayworth qui fit tant gloser le tout-Hollywood
et le public avec[3],
tout en laissant le reste de son visage dans l'ombre, alors que le second,
rasant et venu de l'extérieur, projette l'ombre des barres du tourniquet de sécurité
sur le mur en faisant mine de transpercer Michael pour mieux lui rappeler la
douleur de l'échec, le déchirement d'un désir inassouvi. Dans cette lumière du
petit matin, enfin libéré de son cauchemar, Michael abandonne Elsa à son sort
pour traverser le parc forain désert et s'en aller vers un ailleurs où, espère-t-il
peut-être, les grands requins nagent au large.
[1]
On ne peut s'empêcher de penser à la
procédure de divorce en cours pendant le film entre les bientôt ex-époux Rita
Hayworth et Orson Welles.
[2] Citizen Kane.
[3]
Orson Welles exigea que les longs
cheveux roux qui firent la gloire sensuelle de Rita Hayworth soient coupés et
teints en blond platine.
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