lundi 2 mai 2022

La profondeur de champ et la lumière chez Orson Welles



Le scénario de La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai, Orson Welles, 1947) est au moins aussi nébuleux que celui du Grand Sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks, 1946). Voix off, complot, mensonges, femme fatale, violence, faux-semblants, manipulation, Orson Welles réunit, dans son quatrième film, tous ces codes renvoyant au film noir mais en y apportant une touche personnelle pour mieux subvertir le genre, en ce sens que la narration est assurée, non comme le veut l'usage par ceux qui sont fondamentalement corrompus, mais par celui qui se fait manipuler à son insu. L'intrigue ici importe finalement assez peu pourvu que nous ayons l'ivresse de la mise en scène. Et Orson Welles, après Citizen Kane (1941) et La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons, 1942), prouve une fois de plus sa puissance visuelle et sa maîtrise de tous les paramètres de l'image. Le photogramme illustre l'avant-dernière séquence du film, et singularise la même approche de la profondeur de champ que le réalisateur avait inaugurée dans Citizen Kane. Celle-ci y est utilisée, non pas comme un simple artifice technique, mais pour mieux rendre lisible l'entièreté de l'action et juxtaposer dans le même plan deux scènes simultanées. Une confrontation triangulaire vient d'opposer, dans une galerie de miroirs d'un parc forain, Elsa Bannister (Rita Hayworth), une femme aussi manipulatrice que vénéneuse, son mari Arthur Bannister (Everett Sloane), un avocat puissant mais corrompu, et l'amant de celle-ci, Michael O'Hara (Orson Welles), un aventurier naïf qui avait cru pouvoir vivre une vertigineuse liaison avec elle, sans se rendre compte – sauf à ce moment précis - qu'il bâtissait des châteaux en Espagne. La rencontre se passe mal puisque Arthur et Elsa s'entretuent. Alors que le premier succombe rapidement, elle s'effondre à son tour, blessée à mort, et tente de ramper en appelant Michael à l'aide avec l'énergie du désespoir. Totalement désillusionné, revenu de ses chimères, mais plus seul que jamais, celui-ci choisit au contraire de sortir de la baraque foraine, non sans avoir soliloqué quelques minutes sur la vanité de la condition humaine et sur la sienne en particulier. La composition de l'image relie un avant-plan net et dans une lointaine perspective un arrière-plan légèrement flou. La caméra - située en contrebas de la scène sur laquelle évoluent les personnages pour donner cette impression qu'elle est placée sur le sol au même niveau qu'Elsa – cadre dans la moitié gauche du champ sa tête et ses épaules. Agonisant sur le plancher, elle paie ses mensonges et ses manipulations au prix fort en hurlant à deux reprises, et en tournant la tête vers Michael, « I don't wanna die ». Ces suppliques désespérées ne rencontrent que le vide et l'indifférence de celui qui, dans la partie droite du champ, semble détaché de la réalité. La distance entre ces deux pôles matérialise, au-delà de la mort prochaine d'Elsa, la fin de leur relation[1]. En rejetant le champ-contrechamp classique, Orson Welles isole Michael et Elsa dans le plan comme Kane et Susan l'étaient aux deux extrémités de la grande salle du château de Xanadu[2]. Enfin, pour mieux dramatiser l'image et métaphoriser l'issue fatale pour l'une et la survie pour l'autre, il faut que l'obscur côtoie la lumière. Deux jeux d'éclairage font scintiller le plan en ce sens: le premier, venu de la gauche, illumine l'arrière de cette fameuse chevelure blonde de Rita Hayworth qui fit tant gloser le tout-Hollywood et le public avec[3], tout en laissant le reste de son visage dans l'ombre, alors que le second, rasant et venu de l'extérieur, projette l'ombre des barres du tourniquet de sécurité sur le mur en faisant mine de transpercer Michael pour mieux lui rappeler la douleur de l'échec, le déchirement d'un désir inassouvi. Dans cette lumière du petit matin, enfin libéré de son cauchemar, Michael abandonne Elsa à son sort pour traverser le parc forain désert et s'en aller vers un ailleurs où, espère-t-il peut-être, les grands requins nagent au large.

 



[1] On ne peut s'empêcher de penser à la procédure de divorce en cours pendant le film entre les bientôt ex-époux Rita Hayworth et Orson Welles.

[2] Citizen Kane.

[3] Orson Welles exigea que les longs cheveux roux qui firent la gloire sensuelle de Rita Hayworth soient coupés et teints en blond platine.




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