Le
cinémascope n'a jamais aussi bien servi le propos de William Wyler que dans Les
Grands espaces (The Big Country, 1958), dans lequel la démesure géographique
de l'Ouest sauvage et son immobilité écrasante renvoient et réduisent constamment
les querelles humaines au rang de l'insignifiance, de la vacuité. Deux hommes ont
accepté de se battre à poings nus. L'enjeu porte sur une femme, mais surtout
sur deux conceptions radicalement opposées de la dignité et de l'honneur
personnel. D'un côté, Jim McKay (Gregory Peck), un ancien capitaine de marine du
Maine venu dans l'Ouest pour épouser la fille du major Henry Terrill (Charles
Bickford), un riche propriétaire terrien régnant sur un immense empire foncier,
de l'autre, Steve Leech (Charlton Heston), le contremaître du ranch Terrill, fils
de substitution du major et secrètement amoureux de la même femme. Le premier, gentleman
et pacifiste, n'a rien à prouver sauf à lui-même, et refuse d'agir selon les
normes de comportement attendues dans cet Ouest où tout doit se régler par la
violence. Le deuxième, fougueux et ombrageux, questionne continuellement la
virilité de Jim en cherchant à provoquer une confrontation, seul moyen légitime
selon lui pour survivre dans ces contrées sauvages. Alors que les premières
lueurs du jour blanchissent la ligne d'horizon en direction de l'est, au-delà
de la chaîne de montagnes et juste à la frange du monde, le clair de lune
baigne encore d'une lumière froide et bleutée les ondulations de cette
vastitude herbeuse sans autre point d'appui ou volume pour l'œil que ces deux
points minuscules que Wyler filme de loin et en plans larges (voir le photogramme). Sans témoins
alentour et dans un silence complet – y compris de la bande-son - les deux
hommes se livrent à une pantomime virile, un affrontement à la loyale, qui
apparaît, dans ce décor qui s'ouvre sur l'éternité, dérisoire. Dans le western,
cette séquence nocturne est profondément originale, non pas en raison de la
nature du règlement de comptes, tellement intégré dans la liturgie du genre,
mais dans le traitement de l'image. Traditionnellement, les protagonistes
finissent toujours par estomper le paysage, mais ici, c'est l'inverse, comme si
cette splendeur naturelle ne pouvait s'accommoder de la présence humaine. La
terre semble absorber et avaler les deux hommes. Cette géographie du vide
dramatise non seulement leur isolement, mais illustre surtout la disproportion
entre l'immuabilité de l'espace et la finitude de l'homme inconscient de sa
propre mortalité. Ce duel est d'autant plus absurde qu'il n'aboutira à rien
puisqu'aucun n'en sortira vainqueur. À la fin de leur combat, trop épuisés pour
se lever, leurs visages meurtris, Jim demande à Steve: « et maintenant,
qu'avons-nous prouvé »? Contre toute attente, le premier va gagner le
respect du second, un respect qui finira par affaiblir son allégeance pour Henry
Terrill. Dans Les Grands espaces Wyler démystifie les codes du vieil
Ouest en montrant l'inutilité et l'irrationalité de la violence, même si Jim « doit
se battre avec acharnement pour que ses manières d'homme civilisé prévalent sur
la sauvagerie de son pays d'élection[1]».
[1]
Les subversifs hollywoodiens.
L'esprit critique du cinéma grand public de Jean-Philippe Costes, Liber 2015, p.374
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