dimanche 3 avril 2022

La nature et l'honneur chez William Wyler



Le cinémascope n'a jamais aussi bien servi le propos de William Wyler que dans Les Grands espaces (The Big Country, 1958), dans lequel la démesure géographique de l'Ouest sauvage et son immobilité écrasante renvoient et réduisent constamment les querelles humaines au rang de l'insignifiance, de la vacuité. Deux hommes ont accepté de se battre à poings nus. L'enjeu porte sur une femme, mais surtout sur deux conceptions radicalement opposées de la dignité et de l'honneur personnel. D'un côté, Jim McKay (Gregory Peck), un ancien capitaine de marine du Maine venu dans l'Ouest pour épouser la fille du major Henry Terrill (Charles Bickford), un riche propriétaire terrien régnant sur un immense empire foncier, de l'autre, Steve Leech (Charlton Heston), le contremaître du ranch Terrill, fils de substitution du major et secrètement amoureux de la même femme. Le premier, gentleman et pacifiste, n'a rien à prouver sauf à lui-même, et refuse d'agir selon les normes de comportement attendues dans cet Ouest où tout doit se régler par la violence. Le deuxième, fougueux et ombrageux, questionne continuellement la virilité de Jim en cherchant à provoquer une confrontation, seul moyen légitime selon lui pour survivre dans ces contrées sauvages. Alors que les premières lueurs du jour blanchissent la ligne d'horizon en direction de l'est, au-delà de la chaîne de montagnes et juste à la frange du monde, le clair de lune baigne encore d'une lumière froide et bleutée les ondulations de cette vastitude herbeuse sans autre point d'appui ou volume pour l'œil que ces deux points minuscules que Wyler filme de loin et en plans larges (voir le photogramme). Sans témoins alentour et dans un silence complet – y compris de la bande-son - les deux hommes se livrent à une pantomime virile, un affrontement à la loyale, qui apparaît, dans ce décor qui s'ouvre sur l'éternité, dérisoire. Dans le western, cette séquence nocturne est profondément originale, non pas en raison de la nature du règlement de comptes, tellement intégré dans la liturgie du genre, mais dans le traitement de l'image. Traditionnellement, les protagonistes finissent toujours par estomper le paysage, mais ici, c'est l'inverse, comme si cette splendeur naturelle ne pouvait s'accommoder de la présence humaine. La terre semble absorber et avaler les deux hommes. Cette géographie du vide dramatise non seulement leur isolement, mais illustre surtout la disproportion entre l'immuabilité de l'espace et la finitude de l'homme inconscient de sa propre mortalité. Ce duel est d'autant plus absurde qu'il n'aboutira à rien puisqu'aucun n'en sortira vainqueur. À la fin de leur combat, trop épuisés pour se lever, leurs visages meurtris, Jim demande à Steve: « et maintenant, qu'avons-nous prouvé »? Contre toute attente, le premier va gagner le respect du second, un respect qui finira par affaiblir son allégeance pour Henry Terrill. Dans Les Grands espaces Wyler démystifie les codes du vieil Ouest en montrant l'inutilité et l'irrationalité de la violence, même si Jim « doit se battre avec acharnement pour que ses manières d'homme civilisé prévalent sur la sauvagerie de son pays d'élection[1]».



[1] Les subversifs hollywoodiens. L'esprit critique du cinéma grand public de Jean-Philippe Costes, Liber 2015, p.374




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