mardi 12 avril 2022

Le clin d'oeil chez Todd Haynes


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1975, Parkersburg, Virginie-Occidentale. La séquence d'ouverture de Dark Waters (Todd Haynes, 2019) renvoie, comme un écho, à celle des Dents de la mer (Jaws, Steven Spielberg, 1975). Tard dans la nuit, un groupe d'adolescents échauffés par l'alcool enlèvent leurs vêtements pour se baigner dans un lac en lisière d'une forêt (photogramme 1). Ils viennent de franchir par effraction la clôture grillagée d'une propriété apparemment abandonnée. L'heure est à la détente et à l'insouciance juvénile. Les éclats de voix et les rires résonnent de manière démultipliée dans cette pénombre environnante qui oblitère le regard et vulnérabilise ceux qui la traversent. Lorsqu'ils plongent, une caméra sous-marine immergée dans une semi-opacité aquatique accompagne, comme un prédateur, leurs ébats (photogramme 2). Dans ces eaux sombres d'un gris-bleu huileux, c'est le silence, à peine troublé par le gargouillis des tourbillons provoqués en surface par les corps des nageurs. À ce moment, la caméra subjective utilisée par Todd Haynes enclenche, comme le veulent les codes et la tradition du film d'horreur, un sentiment d'inquiétude et de malaise. Le seul élément manquant ici est l'ostinato inquiétant à deux notes de John Williams[1]. Todd Haynes joue manifestement avec ce que savent les spectateurs de cette mise en scène multirécidiviste destinée à cacher l'information et à suggérer une menace latente. Puis la caméra refait surface en filmant à fleur d'eau le badinage en cours qui participe du même élan ludique que celui qui a motivé cette escapade nocturne. Les baigneurs battent des mains pour se propulser de quelques mètres, agitent les jambes de manière désordonnée avec force éclaboussures, rient de plus belle en s'apostrophant les uns les autres (photogramme 3). L'orée du film se déroule en 1975, l'année même où fut réalisé celui de Steven Spielberg. Seul le monstre change. Ici, il n'y a pas de requin ou d'autres créatures sous-marines tapies au fond de l'eau et sur le point d'attaquer ces nageurs inconscients, mais une horreur bien plus dangereuse composée de produits chimiques jetés dans l'eau par DuPont de Nemours, le grand groupe industrialo-chimique américain dont une usine est localisée non loin de là. À la fin de la séquence, le cadre dévoile ces substances que l'on imagine hautement toxiques tapissant la surface de l'eau en de larges lambeaux blanchâtres et écumeux, comme une couche nauséabonde, grasse et luisante (photogramme 4). C'est le premier signe du film à venir, visible, la première manifestation explicite d'une monstruosité silencieuse et sournoise empoisonnant tout un écosystème. Dark Waters est une plongée en apnée dans les eaux troubles du monde de la chimie, un monde sans foi ni loi dont les dirigeants dominés par une inextinguible cupidité, les yeux rivés sur leurs bénéfices mirobolants, sont des requins autrement plus dangereux que le squale d'Amity.



[1] John Williams est l'auteur de la musique des Dents de la mer.




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