En 1897, un jeune clerc de notaire, Jonathan Harker
(Keanu Reaves), se trouve dans un compartiment de train en direction de la
Transylvanie. Chargé de vendre la propriété de l'abbaye londonienne de Carfax à
un certain Comte Dracula, il vient de sortir la lettre que ce dernier lui a
envoyée. « Mon ami, soyez le bienvenu dans les Carpates. Je vous attends avec
impatience. Au col de Borgo, ma calèche vous emmènera jusqu'à moi. J'espère que
depuis Londres, votre voyage s'est bien passé et que vous vous féliciterez de votre
séjour dans mon magnifique pays. Votre ami, D. » Ce n'est pas la voix off
de Jonathan que nous entendons, mais celle, grave et sépulcrale du Comte Dracula
(Gary Oldman), alors qu'au-delà des montagnes aux sommets déchiquetés visibles
à travers la vitre du train, l'horizon flambe d'une oppressante couleur écarlate,
aussi rouge que le sang dont s'abreuvent les vampires. Tandis que Jonathan
poursuit sa lecture, le surgissement en surimpression des yeux de Dracula contamine
toute l'image pour diffuser une menace aussi immédiate que mortifère (voir photogramme).
Ce regard n'est pas destiné à Jonathan, trop occupé à lire, mais suggère la
présence d'une aura maléfique dont le point de vue sera désormais déterminant. Grâce
au motif de l'écriture – et à celui du trucage au cinéma - Jonathan et le Comte
occupent donc, un court instant, le même plan pour mieux signifier la
vampirisation à venir du premier par le second et opposer le dépositaire naïf
et un peu terne de la civilisation occidentale à l'incandescence d'un prédateur,
autrement plus séduisant, dominant un territoire sauvage et reculé de l'Europe
de l'Est. Identifié par ses yeux démoniaques, le Prince des ténèbres étend son
pouvoir omniscient et hypnotique en se jouant des contraintes temporelles et
topographiques. Dans Dracula (Dracula's Bram Stoker, 1992)
Francis Ford Coppola (et l'auteur du roman, Bram Stoker, avant lui) fait du
Comte un être doté d'une extraordinaire capacité à apparaître et à disparaître,
à se détacher de son enveloppe charnelle ou à se métamorphoser en loup, en
chauve-souris, voire en brouillard. Cet être polymorphe omniprésent, cet Autre
radicalement différent, doté d'une puissance et d'un pouvoir que ne partage nul
mortel, renvoie inévitablement à ces deux autres génies du mal que sont les
Docteurs Caligari et Mabuse. Le film de Robert Wiene (Le Cabinet du Docteur
Caligari/Das Cabinet des Doktor Caligari, 1922) et ceux de Fritz Lang (Le
Docteur Mabuse, le joueur/Doktor Mabuse, der Spieler, 1922 ou Le
Testament du Docteur Mabuse/Das Testament des Doktor Mabuse, 1933) hantent
et irriguent en effet celui de Coppola, en ce sens que les trois personnages
sont dominés par la même soif d'absolu, le même symptôme d'hubris terrorisant
une humanité destinée à être corrompue de l'extérieur. À l'instar de Dracula, Caligari
et Mabuse sont passés maîtres dans la manipulation et l'envoûtement pour s'emparer
de l'esprit humain et mieux posséder les corps en se nourrissant de leur sang
pour le premier, et de leur servilité contrainte pour les deux autres. Mais la
comparaison s'arrête là, parce que si d'un seul regard le Comte subjugue ses
proies, c'est d'abord pour leur donner le frisson du désir et de l'immortalité,
puisque l'amour est malgré tout pour lui plus puissant que la mort, alors que
Caligari et Mabuse sont des névrosés qui hypnotisent, non pas pour assouvir un
besoin irrépressible de libertinage ou conjurer une malédiction comme celle
liée au suicide d'Elisabeta (Wynona Ryder), l'épouse de Dracula[1],
mais d'abord et avant tout pour satisfaire une criminalité fascistoïde
préfigurant, particulièrement chez Mabuse, maître d'un gang de malfaiteurs, l'arrivée au pouvoir de Hitler.
[1] En 1462, Elisabeta se suicide en apprenant, à la suite d'une fausse nouvelle, la mort de son époux parti combattre les Turcs. Dévasté par cette perte, Dracula abjure l'Église chrétienne et jure de se venger en buvant le sang qui coule d'un crucifix transpercé par son épée.
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