jeudi 21 avril 2022

Caligari et Mabuse chez Francis Ford Coppola


En 1897, un jeune clerc de notaire, Jonathan Harker (Keanu Reaves), se trouve dans un compartiment de train en direction de la Transylvanie. Chargé de vendre la propriété de l'abbaye londonienne de Carfax à un certain Comte Dracula, il vient de sortir la lettre que ce dernier lui a envoyée. « Mon ami, soyez le bienvenu dans les Carpates. Je vous attends avec impatience. Au col de Borgo, ma calèche vous emmènera jusqu'à moi. J'espère que depuis Londres, votre voyage s'est bien passé et que vous vous féliciterez de votre séjour dans mon magnifique pays. Votre ami, D. » Ce n'est pas la voix off de Jonathan que nous entendons, mais celle, grave et sépulcrale du Comte Dracula (Gary Oldman), alors qu'au-delà des montagnes aux sommets déchiquetés visibles à travers la vitre du train, l'horizon flambe d'une oppressante couleur écarlate, aussi rouge que le sang dont s'abreuvent les vampires. Tandis que Jonathan poursuit sa lecture, le surgissement en surimpression des yeux de Dracula contamine toute l'image pour diffuser une menace aussi immédiate que mortifère (voir photogramme). Ce regard n'est pas destiné à Jonathan, trop occupé à lire, mais suggère la présence d'une aura maléfique dont le point de vue sera désormais déterminant. Grâce au motif de l'écriture – et à celui du trucage au cinéma - Jonathan et le Comte occupent donc, un court instant, le même plan pour mieux signifier la vampirisation à venir du premier par le second et opposer le dépositaire naïf et un peu terne de la civilisation occidentale à l'incandescence d'un prédateur, autrement plus séduisant, dominant un territoire sauvage et reculé de l'Europe de l'Est. Identifié par ses yeux démoniaques, le Prince des ténèbres étend son pouvoir omniscient et hypnotique en se jouant des contraintes temporelles et topographiques. Dans Dracula (Dracula's Bram Stoker, 1992) Francis Ford Coppola (et l'auteur du roman, Bram Stoker, avant lui) fait du Comte un être doté d'une extraordinaire capacité à apparaître et à disparaître, à se détacher de son enveloppe charnelle ou à se métamorphoser en loup, en chauve-souris, voire en brouillard. Cet être polymorphe omniprésent, cet Autre radicalement différent, doté d'une puissance et d'un pouvoir que ne partage nul mortel, renvoie inévitablement à ces deux autres génies du mal que sont les Docteurs Caligari et Mabuse. Le film de Robert Wiene (Le Cabinet du Docteur Caligari/Das Cabinet des Doktor Caligari, 1922) et ceux de Fritz Lang (Le Docteur Mabuse, le joueur/Doktor Mabuse, der Spieler, 1922 ou Le Testament du Docteur Mabuse/Das Testament des Doktor Mabuse, 1933) hantent et irriguent en effet celui de Coppola, en ce sens que les trois personnages sont dominés par la même soif d'absolu, le même symptôme d'hubris terrorisant une humanité destinée à être corrompue de l'extérieur. À l'instar de Dracula, Caligari et Mabuse sont passés maîtres dans la manipulation et l'envoûtement pour s'emparer de l'esprit humain et mieux posséder les corps en se nourrissant de leur sang pour le premier, et de leur servilité contrainte pour les deux autres. Mais la comparaison s'arrête là, parce que si d'un seul regard le Comte subjugue ses proies, c'est d'abord pour leur donner le frisson du désir et de l'immortalité, puisque l'amour est malgré tout pour lui plus puissant que la mort, alors que Caligari et Mabuse sont des névrosés qui hypnotisent, non pas pour assouvir un besoin irrépressible de libertinage ou conjurer une malédiction comme celle liée au suicide d'Elisabeta (Wynona Ryder), l'épouse de Dracula[1], mais d'abord et avant tout pour satisfaire une criminalité fascistoïde préfigurant, particulièrement chez Mabuse, maître d'un gang de malfaiteurs,  l'arrivée au pouvoir de Hitler.



[1] En 1462, Elisabeta se suicide en apprenant, à la suite d'une fausse nouvelle, la mort de son époux parti combattre les Turcs. Dévasté par cette perte, Dracula abjure l'Église chrétienne et jure de se venger en buvant le sang qui coule d'un crucifix transpercé par son épée. 




Aucun commentaire:

Publier un commentaire