lundi 28 mars 2022

La soumission chez Istvan Szabo



Berlin dans les années 30, peu avant la Deuxième Guerre mondiale. Alors que les nazis viennent de prendre le pouvoir, Hendrik Höfgen (Klaus Maria Brandauer), un acteur ayant appartenu à une troupe théâtrale itinérante, va inexorablement gravir les marches de la notoriété pour finir par triompher à Berlin. Son interprétation exaltée et furieuse de Méphistophélès dans la pièce Faust de Goethe attire l'attention du Ministre-Président de la Prusse et Président du Reichstag Hermann Göring, alors présent avec sa femme dans la loge principale du Théâtre national prussien à Berlin. Celui-ci demande alors à rencontrer l'artiste. Le photogramme capte, à ce moment précis, le serment d'allégeance que l'acteur prête au dignitaire nazi. Encore revêtu de son habit de scène – une tunique noire, un maquillage d'un blanc immaculé recouvrant toute sa tête et, sur le dos, une cape noire et pourpre comme le sang - Hendrik déploie ses bras comme s'il voulait étreindre celui qui le couvre d'éloges. Dans l'illusion de pouvoir conserver sa normalité, mais surtout son ascension dans le théâtre du Troisième Reich, il accepte de se soumettre et de se laisser séduire par la bête immonde. En bon disciple de Faust, et en toute complaisance, il vient de vendre son âme au diable pour satisfaire sa passion du théâtre, un plan de carrière, l'argent et tous les honneurs qui accompagnent son entrée fulgurante dans le nazisme. Il est le gant de satin qui embellit la rage totalitaire, Faust à la ville et Méphistophélès sur scène, mais ne réalise pas qu'il y a plus luciférien que lui. Pion servile et docile dans un jeu propagandiste qui le dépasse, il devient un disciple endoctriné obéissant aux ordres de ceux qui sont au pouvoir et qui le maintiennent sous les projecteurs. Le goût de la flatterie et des feux de la rampe l'emporte sur toute considération morale, sur toute éthique et sa responsabilité en tant qu'acteur au service d'une idéologie criminelle ne se pose pas. Le nazisme soumet la culture à l'État et exige de ses représentants une fidélité sans faille. Ni l'individu, ni la libre-pensée n'ont désormais leur place dans un art destiné avant tout à renforcer la communauté nationale et à promouvoir la pureté de l'âme allemande. Par ce pacte démoniaque, Hendrick est condamné à ne pas décevoir, et accepte le poste de directeur du théâtre pour devenir le porte-parole des valeurs culturelles nazies. Pensant probablement être aimé des puissants – les rires du Ministre-Président et de sa femme semblent aller dans ce sens (voir le photogramme) - il n'est au fond qu'un bouffon aveugle et pathétique. Sa capacité à se compromettre - comme a pu le faire une Leni Riefenstahl pour le cinéma – davantage qu'une véritable fascination du mal semble être par ailleurs le véritable enjeu du film. Dans Mephisto (Istvan Szabo, 1981), le champ agit comme un déclencheur d'abîme, mais le hors-champ n'est pas en reste. En effet, le réalisateur hongrois filme un monde de théâtre, de bals, de grandes réceptions, de déjeuners et de soirées avec des acteurs. La haute société allemande s'y montre en se parant de tous ses atours pour s'étourdir autour des verres de champagne et des mets les plus exquis alors que, non loin de là, les violences dans les camps de concentration, les arrestations et les meurtres ont déjà commencé et qu'elle feint de les ignorer. Dans une description impitoyable d'une partie de la société allemande, et à l'instar des personnages des Damnés (La Caduta degli dei, Luchino Visconti, 1969) ou de ceux du Conformiste (Il Conformista, Bernardo Bertolucci, 1970) qui choisissent de se fondre dans le fascisme, Istvan Szabo filme la descente aux enfers d'un opportuniste, artistiquement brillant, mais éthiquement atrophié, fournissant au public nazi un miroir de ses propres aspirations destructrices. Après des années à soliloquer pour les dirigeants nazis, il n'aura pour toute défense que ces mots qui clôturent le film: « Pourquoi m'en vouloir ? Je n'ai rien fait. Que puis-je faire ? Je ne suis qu'un acteur ». Le vertige d'un apolitisme impossible ne s'arrête pas là: lorsqu'en 2006, le monde apprend, stupéfait, que le réalisateur avait travaillé, après l'insurrection de Budapest en 1956, comme indicateur pour le régime communiste hongrois, le parallèle avec le personnage de Hendrik n'en est apparu que plus troublant. Avant cette révélation, et bis repetita, comme une véritable obsession, Istvan Szabo avait tourné en 2002 Le Cas Furtwängler (Taking Sides), qui relatait l'histoire d'un chef d'orchestre allemand soupçonné en 1945 par les Américains de s'être compromis avec le régime nazi. Ou comment un homme peut être absorbé par des forces plus grandes que lui.




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