Berlin dans les années 30, peu avant la Deuxième
Guerre mondiale. Alors que les nazis viennent de prendre le pouvoir, Hendrik
Höfgen (Klaus Maria Brandauer), un acteur ayant appartenu à une troupe théâtrale
itinérante, va inexorablement gravir les marches de la notoriété pour finir par
triompher à Berlin. Son interprétation exaltée et furieuse de Méphistophélès
dans la pièce Faust de Goethe attire l'attention du Ministre-Président
de la Prusse et Président du Reichstag Hermann Göring, alors présent avec sa
femme dans la loge principale du Théâtre national prussien à Berlin. Celui-ci
demande alors à rencontrer l'artiste. Le photogramme capte, à ce moment précis,
le serment d'allégeance que l'acteur prête au dignitaire nazi. Encore revêtu de
son habit de scène – une tunique noire, un maquillage d'un blanc immaculé
recouvrant toute sa tête et, sur le dos, une cape noire et pourpre comme le
sang - Hendrik déploie ses bras comme s'il voulait étreindre celui qui le
couvre d'éloges. Dans l'illusion de pouvoir conserver sa normalité, mais
surtout son ascension dans le théâtre du Troisième Reich, il accepte de se
soumettre et de se laisser séduire par la bête immonde. En bon disciple de Faust,
et en toute complaisance, il vient de vendre son âme au diable pour satisfaire
sa passion du théâtre, un plan de carrière, l'argent et tous les honneurs qui
accompagnent son entrée fulgurante dans le nazisme. Il est le gant de satin qui
embellit la rage totalitaire, Faust à la ville et Méphistophélès sur scène,
mais ne réalise pas qu'il y a plus luciférien que lui. Pion servile et docile
dans un jeu propagandiste qui le dépasse, il devient un disciple endoctriné
obéissant aux ordres de ceux qui sont au pouvoir et qui le maintiennent sous
les projecteurs. Le goût de la flatterie et des feux de la rampe l'emporte sur
toute considération morale, sur toute éthique et sa responsabilité en tant
qu'acteur au service d'une idéologie criminelle ne se pose pas. Le nazisme
soumet la culture à l'État et exige de ses représentants une fidélité sans
faille. Ni l'individu, ni la libre-pensée n'ont désormais leur place dans un
art destiné avant tout à renforcer la communauté nationale et à promouvoir la
pureté de l'âme allemande. Par ce pacte démoniaque, Hendrick est condamné à ne
pas décevoir, et accepte le poste de directeur du théâtre pour devenir le
porte-parole des valeurs culturelles nazies. Pensant probablement être aimé des
puissants – les rires du Ministre-Président et de sa femme semblent aller dans
ce sens (voir le photogramme) - il n'est au fond qu'un bouffon aveugle et pathétique.
Sa capacité à se compromettre - comme a pu le faire une Leni Riefenstahl pour
le cinéma – davantage qu'une véritable fascination du mal semble être par
ailleurs le véritable enjeu du film. Dans Mephisto (Istvan Szabo, 1981),
le champ agit comme un déclencheur d'abîme, mais le hors-champ n'est pas en
reste. En effet, le réalisateur hongrois filme un monde de théâtre, de bals, de grandes
réceptions, de déjeuners et de soirées avec des acteurs. La haute société
allemande s'y montre en se parant de tous ses atours pour s'étourdir autour des
verres de champagne et des mets les plus exquis alors que, non loin de là, les
violences dans les camps de concentration, les arrestations et les meurtres ont
déjà commencé et qu'elle feint de les ignorer. Dans une description impitoyable
d'une partie de la société allemande, et à l'instar des personnages des Damnés
(La Caduta degli dei, Luchino Visconti, 1969) ou de ceux du Conformiste
(Il Conformista, Bernardo Bertolucci, 1970) qui choisissent de se
fondre dans le fascisme, Istvan Szabo filme la descente aux enfers d'un opportuniste,
artistiquement brillant, mais éthiquement atrophié, fournissant au public nazi
un miroir de ses propres aspirations destructrices. Après des années à
soliloquer pour les dirigeants nazis, il n'aura pour toute défense que ces mots
qui clôturent le film: « Pourquoi m'en vouloir ? Je n'ai rien fait. Que
puis-je faire ? Je ne suis qu'un acteur ». Le vertige d'un apolitisme
impossible ne s'arrête pas là: lorsqu'en 2006, le monde apprend, stupéfait, que
le réalisateur avait travaillé, après l'insurrection de Budapest en 1956, comme
indicateur pour le régime communiste hongrois, le parallèle avec le personnage
de Hendrik n'en est apparu que plus troublant. Avant cette révélation, et bis
repetita, comme une véritable obsession, Istvan Szabo avait tourné en 2002 Le
Cas Furtwängler (Taking Sides), qui relatait l'histoire d'un chef
d'orchestre allemand soupçonné en 1945 par les Américains de s'être compromis
avec le régime nazi. Ou comment un homme peut être absorbé par des forces plus
grandes que lui.
lundi 28 mars 2022
La soumission chez Istvan Szabo
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