mardi 1 mars 2022

Le destin chez John Ford

 

Dans l'avant-dernier plan de Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, John Ford, 1939) Abraham Lincoln vient de gravir, à grandes enjambées, une colline pour s'immobiliser quelques instants, une fois parvenu au sommet, alors que l'orage gronde et que les nuages à l'arrière-plan obscurcissent le ciel (voir le photogramme). La contre-plongée accentue sa silhouette longiligne vêtue de noir, encore agrandie par le chapeau haut-de-forme qu'il porte avec une noblesse certaine. Jeune avocat, il vient d'acquitter deux frères accusés injustement de meurtre, au cours d'un procès riche en rebondissements. Figure toujours renouvelée du cinéma de John Ford aperçue dans Le Cheval de fer (The Iron Horse, 1924) et dans Je n'ai pas tué Lincoln (The Prisoner of Shark Island, 1936), Abraham Lincoln, ce héros fordien issu du peuple, convaincu que la loi et la justice sont indissociables et indispensables pour bâtir une communauté et une Nation, est ici en route vers sa destinée. À cet instant, John Ford ne filme plus l'avocat un peu gauche et hésitant du début du film, mais un homme qui vient de passer de la jeunesse à l'âge adulte, déterminé à marquer l'Histoire de son empreinte et prêt à s'emparer de son bâton de pèlerin (comme celui qu'il avait laissé tomber sur la tombe de celle qui aurait pu devenir sa femme, Ann Rutledge) pour devenir le 16e Président des États-Unis. Le futur vient de se greffer sur le présent et Ford hisse sa trame narrative à la hauteur du mythe, celui qui fait de Lincoln un élu du destin, un homme qui marquera l'Histoire. Le ciel tourmenté, les nuages noirs et l'orage préfigurent les tragédies qui vont frapper les États-Unis au cours de ses deux mandats: celle déclenchée par la guerre de Sécession, mais aussi celle de son assassinat en 1865. Cette façon de filmer le présent, tout en donnant à Lincoln la stature tutélaire qu'il aura dans un avenir proche, et donc de mettre en symbiose présent et futur, est l'une des grandes occurrences du cinéma de John Ford. Ainsi, dans Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948), le destin du lieutenant-colonel Thursday/Custer est intimement lié à la défaite de Little Big Horn qui plane sur lui tout au long du film. À la droite d'Abraham Lincoln, une clôture en bois qu'il a longée tout au long de son ascension le relie encore au monde d'avant, un monde dans lequel il a forgé les armes de son humanité et de son honnêteté exprimées au cours du procès. Cette architecture qui donne du sens au décor répond comme un écho à la barrière qui délimite l'itinéraire de Wyatt Earp (Henry Fonda encore) lorsqu'il quitte Tombstone et Clementine dans La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946) ou celle que suit Tom Joad (Henry Fonda toujours) se dirigeant vers la ferme familiale dans Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940). À sa gauche, les arbres sont identiques aux arbres des génériques de Vers sa destinée d'une part, et des Raisins de la colère d'autre part, fragiles, ployant sous les bourrasques de vent, mais tenant bon comme autant de signes de régénérescence et de  croissance. À la fin du plan, Abraham Lincoln sort du champ, la pluie se met à tomber, et alors que s'intensifie la musique - The Battle Hymn of the Republic, un chant patriotique et religieux écrit en 1861 – que l'on entendait depuis le début de la séquence, un fondu enchaîné donne à voir la statue de Lincoln au Mémorial de Washington. La combinaison entre l'image et le son est ici d'un lyrisme absolu. Pour John Ford, le jeune Mr Lincoln, héros prédestiné en puissance, prêt à se mettre au service de la Nation américaine, vient de se figer pour toujours dans l'éternité.




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