mercredi 23 mars 2022

Lady Macbeth chez William Wyler


À partir de sa pièce de théâtre homonyme, mise en scène en 1939 au National Theater de New-York, la dramaturge Lillian Hellman rédige le scénario de La Vipère (The Little Foxes, William Wyler, 1941), un film dénonçant violemment ce capitalisme débridé, égoïste et aveugle qu'elle détestait tant. Antifasciste convaincue dans les années 30, affiliée au Parti communiste américain de 1938 à 1940, future membre de l'Académie américaine des arts et des lettres à laquelle elle accédera en 1946, elle est, à ce moment, une femme de lettres reconnue et une scénariste plébiscitée à Hollywood. Par sa représentation de la décomposition morale d'une aristocratie profondément corrompue et prête à tout pour s'enrichir au détriment des autres, le film porte toutes ses préoccupations. Au tournant du XXe siècle, dans le Sud profond près de Mobile (Alabama), Regina Giddens (Bette Davis), une femme arriviste, sans scrupules et volontiers manipulatrice, affronte son mari Horace Giddens (Herbert Marshall) pour obtenir la somme de 75000 dollars qui lui permettrait de réaliser avec ses deux frères une affaire commerciale très lucrative et ainsi rejoindre la haute société de Chicago. Quand Horace refuse de financer l'accord, elle n'hésite pas à lui dire qu'elle attend qu'il meure pour obtenir ce qu'elle veut. Cardiaque, ne se déplaçant qu'en fauteuil roulant, Horace accuse le coup, tente de prendre le médicament qui atténuerait ses douleurs, mais renverse la fiole sur le tapis du salon. William Wyler et son directeur de la photographie, Gregg Toland, tout juste sorti de Citizen Kane (Orson Welles, 1941), organisent à cet instant le cadre avec une profondeur de champ d'une grande créativité, permettant de relier le premier plan net, à l'arrière-plan flou. Donnant ainsi toute son importance au décor – une colonne de marbre, un rideau, un guéridon et un escalier menant à l'étage supérieur, le tout montrant l'opulence de la famille - ce dispositif de narration dans un espace filmé permet de dramatiser particulièrement le fond du champ. Lorsque Horace demande à Regina de lui chercher à l'étage une autre fiole, celle-ci reste indifférente, de marbre, figée dans son fauteuil. Son mari, pris de panique, se lève alors avec difficulté, traverse la pièce en se tenant au mur, tente d'appeler à l'aide d'une voix sourde, gravit péniblement les premières marches de l'escalier pour bientôt s'effondrer, terrassé par une crise cardiaque (voir le photogramme). Au premier plan, le regard de Regina a le tranchant d'un couteau et la morgue de la prédatrice. Froide et calculatrice, méprisant ses semblables y compris ses frères, embrassant sa fille Alexandra (Teresa Wright) pour mieux l'étouffer, cette Lady Macbeth moderne, égocentrique et profondément venimeuse ne cille pas devant l'agonie de son mari. Avec son corps et sa volonté tendus à se rompre, elle tourne lentement son visage, aussi blême qu'un masque d'acteur de kabuki[1], vers un hors-champ insaisissable, refusant de regarder le calvaire d'Horace. Sa coiffure apprêtée, son jabot et sa robe cintrée luxueuse ne cachent plus son ignominie et sa rapacité qui font d'elle un personnage profondément déséquilibré et haïssable. L'absence de culpabilité, ses pulsions de haine et la volonté de faire plier le monde à ses désirs ne sont que les atours pervertis d'une femme pour qui la fin justifie les moyens. Entre ces deux plans, Wyler crée un malaise visuel extrême qui ne se résorbe qu'au moment où Regina décide de se porter hypocritement et trop tard au secours d'Horace. Pour assouvir sa soif d'argent et de pouvoir, cette matriarche impitoyable est prête à sacrifier ses proches. « Le monde est à prendre pour des gens comme toi et moi. Il y en a des milliers de par le monde. Nous possèderons le pays un jour, personne ne nous arrêtera » lui dit son frère Ben (Charles Dingle) à la fin du film. Dans cet Alabama au passé esclavagiste et dans lequel l'affrontement Nord-Sud est encore dans toutes les mémoires, cette sentence sans conscience prolonge la guerre, mais par d'autres moyens … jusqu'au noir de l'abîme.

 



[1] Forme de théâtre traditionnel japonais. Il se distingue par le maquillage très travaillé des acteurs. 




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