dimanche 13 mars 2022

La responsabilité chez Stanley Kramer

 

1948. Un soir, un restaurant à Munich dans la zone d'occupation américaine. Madame Berthold (Marlene Dietrich), une aristocrate, veuve d'un général allemand, jugé et pendu quelques années plus tôt pour crimes de guerre, se fige face à Dan Haywood (Spencer Tracy), le Président d'un tribunal jugeant quatre anciens magistrats nazis accusés de crimes contre l'humanité. Dans son désir de mieux comprendre ce qui a mené tant d'Allemands à soutenir l'insoutenable, il n'hésite pas à fouailler la plaie en questionnant son interlocutrice sur la nature fondamentalement criminelle du régime que son mari a servi. « Nous ne savions pas » ! dit-elle avec véhémence, et à cinq reprises, à propos de la réalité des camps de concentration allemands. « Nous croyez-vous capables de tuer des femmes et des enfants » ? insiste-t-elle encore face à un Dan Haywood, plus que jamais sceptique. Dénégation sincère ou refus de la culpabilité ? Jugement à Nuremberg (Judgement at Nuremberg, Stanley Kramer, 1961) pose avec une redoutable lucidité, et pour la première fois sur un écran de cinéma, les questions qui fâchent, particulièrement dans cette RFA de 1961 qui fit un très mauvais accueil au film, tant le pays était désireux de faire table rase d'un passé dont il ne voulait plus rien savoir. Comment en effet, Madame Berthold peut-elle admettre, par sa cécité ou son indifférence, avoir été complice du pire ? Comment peut-elle reconnaître que son mari a servi un régime totalitaire, coupable des crimes les plus monstrueux et commémorer en toute innocence le culte des morts? Comme tous les Allemands en 1948, elle se réfugie dans cette croyance en une Wehrmacht indépendante de l'idéologie nazie, une armée dépolitisée, obéissant aux ordres et lancée dans une guerre juste contre le bolchévisme[1]. Elle veut croire que les bourreaux n'ont agi que sous la contrainte d'un régime perverti et que les Allemands « ordinaires »[2] ne pouvaient être responsables, même indirectement, des tueries de masse qui ont mené l'Allemagne vers l'abîme. Manifestement Madame Berthold ne doute pas un seul instant, ne se pose aucune question, mais proclame haut et fort l'injustice de la justice des vainqueurs. N'avoir rien vu, rien entendu, rien su, est ce mensonge déculpabilisateur permettant de faire un compromis avec soi-même, avec sa morale et sa conscience. Face à cette amnésie de tout un pays, Stanley Kramer pose donc la question de la responsabilité en confrontant la morale universelle à l'obéissance et au nationalisme aveugle. La scène est envoûtante, en ce sens qu'elle donne à Marlene Dietrich un rôle à contre-emploi, alors qu'elle avait quitté l'Allemagne en 1930 pour devenir trois ans plus tard une opposante déterminée au régime hitlérien. Naturalisée américaine en 1939, elle n'a cessé de participer à l'effort de guerre de son pays d'adoption, jusqu'à accompagner en 1944 l'armée du général Patton et chanter sur scène au fur et à mesure que les Alliés libéraient l'Europe. Après 1945, elle fut très mal accueillie en Allemagne, tant elle incarnait la mauvaise conscience de tout un peuple. Au moment du tournage de Jugement à Nuremberg, Marlene Dietrich a toujours cet air mélancolique, cette voix rauque et ses yeux en amandes hypnotiques qui firent sa gloire dans les films de Joseph von Sternberg comme L'Ange bleu (Der Blaue Engel, 1929) ou Cœurs brûlés (Morocco, 1930). La sortie du film à Berlin-Ouest, le 14 décembre 1961 coïncide, en Israël, avec la fin du procès de Jérusalem et la condamnation à mort d'Eichmann, le logisticien de la Solution finale. Cette convergence d'un film et d'un procès contribua à pousser les Allemands à faire leur examen de conscience, à faire ressurgir de nombreux fantômes que la dénazification de l'immédiat après-guerre n'avait pas expurgés d'un passé proche. Par sa force morale, Jugement à Nuremberg renoue avec la veine humaniste des films américains de la fin des années 30 et des années 40, comme Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, 1939), M. Smith au Sénat (Mister Smith goes to Washington, Frank Capra, 1939), Le Dictateur (The Great Dictator, Charlie Chaplin, 1940) ou Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, John Ford, 1940).    



[1] L'historiographie allemande et française a, depuis plus de vingt ans, démontré le contraire. Voir La Wehrmacht: la fin d'un mythe de Jean Lopez, Éditions Perrin, 2019




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