1948. Un soir, un restaurant à Munich dans la zone
d'occupation américaine. Madame Berthold (Marlene Dietrich), une aristocrate,
veuve d'un général allemand, jugé et pendu quelques années plus tôt pour crimes
de guerre, se fige face à Dan Haywood (Spencer Tracy), le Président d'un tribunal
jugeant quatre anciens magistrats nazis accusés de crimes contre l'humanité. Dans
son désir de mieux comprendre ce qui a mené tant d'Allemands à soutenir
l'insoutenable, il n'hésite pas à fouailler la plaie en questionnant son
interlocutrice sur la nature fondamentalement criminelle du régime que son mari
a servi. « Nous ne savions pas » ! dit-elle avec véhémence, et à cinq
reprises, à propos de la réalité des camps de concentration allemands. « Nous
croyez-vous capables de tuer des femmes et des enfants » ? insiste-t-elle
encore face à un Dan Haywood, plus que jamais sceptique. Dénégation sincère ou
refus de la culpabilité ? Jugement à Nuremberg (Judgement at
Nuremberg, Stanley Kramer, 1961) pose avec une redoutable lucidité, et pour
la première fois sur un écran de cinéma, les questions qui fâchent,
particulièrement dans cette RFA de 1961 qui fit un très mauvais accueil au film,
tant le pays était désireux de faire table rase d'un passé dont il ne voulait
plus rien savoir. Comment en effet, Madame Berthold peut-elle admettre, par sa
cécité ou son indifférence, avoir été complice du pire ? Comment peut-elle reconnaître
que son mari a servi un régime totalitaire, coupable des crimes les plus
monstrueux et commémorer en toute innocence le culte des morts? Comme tous les
Allemands en 1948, elle se réfugie dans cette croyance en une Wehrmacht
indépendante de l'idéologie nazie, une armée dépolitisée, obéissant aux ordres
et lancée dans une guerre juste contre le bolchévisme[1].
Elle veut croire que les bourreaux n'ont agi que sous la contrainte d'un régime
perverti et que les Allemands « ordinaires »[2]
ne pouvaient être responsables, même indirectement, des tueries de masse qui
ont mené l'Allemagne vers l'abîme. Manifestement Madame Berthold ne doute pas
un seul instant, ne se pose aucune question, mais proclame haut et fort
l'injustice de la justice des vainqueurs. N'avoir rien vu, rien entendu, rien
su, est ce mensonge déculpabilisateur permettant de faire un compromis avec
soi-même, avec sa morale et sa conscience. Face à cette amnésie de tout un
pays, Stanley Kramer pose donc la question de la responsabilité en confrontant
la morale universelle à l'obéissance et au nationalisme aveugle. La scène est
envoûtante, en ce sens qu'elle donne à Marlene Dietrich un rôle à contre-emploi,
alors qu'elle avait quitté l'Allemagne en 1930 pour devenir trois ans plus tard
une opposante déterminée au régime hitlérien. Naturalisée américaine en 1939,
elle n'a cessé de participer à l'effort de guerre de son pays d'adoption, jusqu'à
accompagner en 1944 l'armée du général Patton et chanter sur scène au fur et à
mesure que les Alliés libéraient l'Europe. Après 1945, elle fut très mal
accueillie en Allemagne, tant elle incarnait la mauvaise conscience de tout un
peuple. Au moment du tournage de Jugement à Nuremberg, Marlene Dietrich
a toujours cet air mélancolique, cette voix rauque et ses yeux en amandes hypnotiques
qui firent sa gloire dans les films de Joseph von Sternberg comme L'Ange
bleu (Der Blaue Engel, 1929) ou Cœurs brûlés (Morocco,
1930). La sortie du film à Berlin-Ouest, le 14 décembre 1961 coïncide, en
Israël, avec la fin du procès de Jérusalem et la condamnation à mort
d'Eichmann, le logisticien de la Solution finale. Cette convergence d'un film
et d'un procès contribua à pousser les Allemands à faire leur examen de
conscience, à faire ressurgir de nombreux fantômes que la dénazification de l'immédiat
après-guerre n'avait pas expurgés d'un passé proche. Par sa force morale, Jugement
à Nuremberg renoue avec la veine humaniste des films américains de la fin
des années 30 et des années 40, comme Vers sa destinée (Young Mister
Lincoln, 1939), M. Smith au Sénat (Mister Smith goes to
Washington, Frank Capra, 1939), Le Dictateur (The Great Dictator,
Charlie Chaplin, 1940) ou Les Raisins de la colère (The Grapes of
Wrath, John Ford, 1940).
[1]
L'historiographie allemande et
française a, depuis plus de vingt ans, démontré le contraire. Voir La Wehrmacht: la fin d'un mythe de Jean Lopez, Éditions Perrin, 2019
[2]
Les Bourreaux
volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l'Holocauste de
Daniel J. Goldhagen, Éditions du Seuil, 1997
Aucun commentaire:
Publier un commentaire