mardi 15 mars 2022

De l'importance du zoom chez John Ford


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Le zoom est un travelling optique que John Ford utilise de manière rarissime. Il n'en revêt donc que plus d'importance lorsqu'il l'utilise dans le choix de la mise en scène. Nous pensons immédiatement à celui qui introduit Ringo Kid (John Wayne) dans La Chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939), mais aussi à celui utilisé à ce moment dans La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956). Le photogramme 2 fige la résolution de ce zoom avant effectué très rapidement, permettant  ainsi d'attirer le regard du spectateur vers le visage du personnage principal, en l'occurrence Ethan Edwards (John Wayne). Que veut nous dire John Ford ? Sillonnant les territoires de l'Ouest à la recherche de sa nièce (sa fille ?[1]) Debbie, la seule survivante de sa famille massacrée, kidnappée quelques années plus tôt par les Comanches, Ethan vient d'apprendre que deux anciennes prisonnières, deux jeunes filles blanches, ont été trouvées et emmenées, il y a peu, dans un fort de l'armée américaine. Une fois rendu sur place, il ne peut que déchanter face à celles qui ont gardé les stigmates de leur captivité. Leur air hagard et hébété, leur incapacité à parler ne serait-ce qu'un seul mot en anglais, leur perte de tout sens de la réalité confrontent Ethan à ses démons intérieurs (photogramme 1). Avant de tourner les talons, il se retourne brusquement pour les regarder et se figer devant la caméra, devançant de quelques secondes le zoom qui entre alors en action. Ce dernier « porte sur la relation étroite entre le visage et l'âme humaine, qui sous-tend la grande puissance émotionnelle des gros plans »[2]. Avec ses traits froids et durs, ses mâchoires serrées et ses yeux en partie masqués par l'ombre de son stetson, son visage exprime une rage intérieure et une haine inextinguible pour ces Indiens – tous les Indiens - qui ont commis ce forfait, mais aussi pour celles qui ne sont manifestement plus pour lui des Blanches. Son regard halluciné dit clairement qu'il est prêt au meurtre pour laver la souillure que représente l'union entre des femmes blanches et des Indiens. Cette folie haineuse laisse augurer le pire pour Debbie, en ce sens que cette croisade, cette quête obsessionnelle pour la libérer de ses ravisseurs se transforme progressivement en une volonté de purifier dans le sang cette corruption de la lignée familiale qu'Ethan considère comme une transgression, une profanation de l'ordre blanc et de sa civilisation. Cette fixation meurtrière soulignée par son regard inquiétant suggère qu'il vient de réaliser que Debbie s'est probablement intégrée à la tribu pour devenir une authentique Comanche.  À ses yeux, il vaudrait mieux qu'elle soit morte que vivante. Mais le personnage est encore plus complexe. Ethan est un individu déséquilibré, animé de pulsions violentes, profondément névrosé et raciste, une figure que John Ford a voulu négative, anti-héroïque et tragique. Le fait de chercher à tuer Debbie révèle ses tourments et ses tendances autodestructrices, si nous considérons la jeune fille comme un symbole de la recherche de son passé, ou comme un lien fondamental entre lui et sa famille perdue. Anéantir ce lien équivaudrait à la pulsion paradoxale d'un homme convaincu de détruire ce qu'il aime.

 



[1] Voir chronique Le non-dit chez John Ford

[2] Philosophie politique du western, les ambiguïtés du mythe américain de Robert B. Pippin, Les Éditions du Cerf, 2021, p.182




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