Vingt ans exactement séparent Vers sa destinée
(Young Mister Lincoln, 1939) de L'Homme aux colts d'or (Warlock,
1959), signés respectivement par John Ford et Edward Dmytryk. Les deux films s'opposent
quant à la représentation de la loi, mais se répondent en miroir dans la
dénonciation du lynchage. Henry Fonda incarne dans les deux cas un homme face à
une foule en colère, prête à lyncher des prisonniers accusés de divers méfaits.
Le jeune avocat Abraham Lincoln (photogramme 1) vient de s'interposer entre la
porte de la prison et les lyncheurs les plus enragés utilisant un tronc d'arbre
comme bélier pour entrer de force dans le bâtiment. Arc-bouté dans
l'encadrement de la porte, il s'oppose de toutes ses forces à la foule
vindicative. La composition dans le plan est savamment organisée puisque tous
les personnages s'inscrivent dans un triangle dont le point de fuite est
Lincoln. Les regards convergent vers lui et la tension est à son comble. Mobilisant
tout son idéalisme mais aussi son autorité, Honest Abe n'a jamais aussi
bien mérité son surnom. Il discute, interpelle, vitupère, cajole et finit par opposer
la fureur d'une pendaison illégale « à la honte, au remords que chacun peut
éprouver, quand il est seul face à sa conscience »[1].
Pour Lincoln, la loi relève de la raison, de la nécessité d'autoriser ou d'interdire
au nom du bien commun, comme un ultime rempart contre l'arbitraire et la
violence, à l'interface de la civilisation et de la barbarie. Chez Dmytryk, au
contraire, Clay Blaisdell (de face et de dos, photogrammes 3 et 4) est un
mercenaire dont la ville de Warlock monnaie la maîtrise du colt pour éliminer une
bande de hors-la-loi qui terrorise ses habitants. Tueur à gages flamboyant,
mais non dénué d'éthique et de noblesse, il avance en marge de la loi, ne
reconnaissant que ses propres règles, et utilise la violence pour répondre à la
violence. Appelé à la rescousse par un groupe de citoyens tentant de protéger des
prisonniers (photogramme 3), il fait face à la meute assoiffée de sang avec la
même détermination et la même autorité que celles de Lincoln. Mais l'idéalisme
du second n'a plus cours chez le premier. Qu'un tueur professionnel, refusant
tout statut légal pour des raisons financières[2]
puisse être, malgré tout, du côté de la justice légale n'est pas le moindre des
paradoxes du film. Tant que la loi n'est pas installée dans l'Ouest, Blaisdell
peut continuer à exister, condamné à errer de ville en ville, dans l'incapacité
de répudier sa profession sans se répudier lui-même. Blaisdell est non
seulement un anti-Lincoln, mais aussi un sosie d'Ethan Edwards[3]
ou de Tom Doniphon[4],
des héros qui se révèlent être des anti-héros, incapables de s'installer et donc
inévitablement en voie de disparition. Alors que Lincoln est à l'aube de sa
carrière, Blaisdell ne peut être qu'un paria[5],
qu'un marginal en obsolescence programmée. La démarcation morale entre le Bien
et le Mal est claire chez Ford, mais reste floue chez Dmytrick qui se demande
si les meurtres de Blaisdell peuvent être justes[6].
En 1959, le temps commence à corrompre le synopsis usé de la légende dans
laquelle les héros étaient sans peur et sans reproche. Clay Blaisdell préfigure
donc bien les personnages qui vont peupler les westerns révisionnistes,
mélancoliques et amers des années 60 et 70. Pourtant, les deux cinéastes se rejoignent
dans un virulent portrait à charge de la loi de Lynch que tant de réalisateurs
avaient déjà dénoncée, de Fritz Lang (Furie/Fury, 1936) à William
A. Wellman (L'Étrange incident/The Ox-Bow Incident, 1943) en
passant par Raoul Walsh (Une Corde pour te pendre/Along the Great
Divide, 1951). John Ford lui-même y reviendra encore en filmant le lynchage
terrifiant d'un jeune Indien par une horde excitée et venimeuse de Blancs (Les
Deux cavaliers/Two Rode Together, 1961). Le contrechamp à 180° de Ford (photogramme
2), filmé en caméra subjective, montre les visages grimaçants, déformés par la
haine de citoyens ne répugnant pas à se transformer en juges et en bourreaux. Celui
de Dmytryk (photogramme 4) ne dit pas autre chose: une autre loi, celle de la foule hystérique
et haineuse, menace la civilisation, même embryonnaire, en permettant aux
instincts les plus vils et les plus grégaires de se déchaîner dans la nuit éclairée
par les torches enflammées. Lincoln et Blaisdell, par la seule force de leur
verbe (ou presque pour Blaisdell qui n'hésitera pas à assommer un récalcitrant
bas du front), parviendront à calmer les esprits, ce que Gil Carter (toujours
interprété par Henry Fonda décidément) n'arrivera pas à faire dans L'Étrange
Incident. Pendant longtemps, Henry Fonda a incarné l'archétype de l'homme lincolnien,
honnête et épris de justice dont Douze hommes en colère (Twelve Angry
Men, Sydney Lumet, 1957) est probablement le sommet, puis il est
progressivement passé, l'âge aidant, à des rôles plus complexes, plus noirs,
plus blaisdelliens en somme, comme celui du chasseur de primes Morg
Hickman dans Du sang dans le désert (The Tin Star, Anthony Mann,
1957) qui ouvre la voie au film de Dmytryk. Sergio Leone saura s'en souvenir
lorsqu'il lui donnera le rôle de l'impitoyable et crapuleux Frank dans Il
était une fois dans l'Ouest (Once Upon a Time in the West, 1968) au
cours duquel il n'hésitera pas à tirer sur un enfant.
[1]
John Ford, la violence et la loi de Jean Collet, Éditions Michalon, 2004,
p.35
[2]
Blaisdell répond au shérif qui lui
propose une étoile que la fonction l'intéresse mais pas le salaire.
[3]
John Wayne dans La Prisonnière du
désert/The Searchers, John Ford, 1956
[4] Toujours John Wayne dans L'Homme qui
tua Liberty Valance/The Man who Shot Liberty Valance, John Ford,
1962
[5]
À l'image du réalisateur qui, en
1951, dénoncera devant la Commission des Activités Anti-Américaines, ses
collègues Jules Dassin et John Berry. En ces temps de maccarthysme triomphant,
il avait auparavant purgé une peine de six mois de prison pour les liens qu'il
avait entretenus avec le Parti communiste américain.
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