samedi 5 mars 2022

La loi et le lynchage chez John Ford et Edward Dmytryk


Vingt ans exactement séparent Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, 1939) de L'Homme aux colts d'or (Warlock, 1959), signés respectivement par John Ford et Edward Dmytryk. Les deux films s'opposent quant à la représentation de la loi, mais se répondent en miroir dans la dénonciation du lynchage. Henry Fonda incarne dans les deux cas un homme face à une foule en colère, prête à lyncher des prisonniers accusés de divers méfaits. Le jeune avocat Abraham Lincoln (photogramme 1) vient de s'interposer entre la porte de la prison et les lyncheurs les plus enragés utilisant un tronc d'arbre comme bélier pour entrer de force dans le bâtiment. Arc-bouté dans l'encadrement de la porte, il s'oppose de toutes ses forces à la foule vindicative. La composition dans le plan est savamment organisée puisque tous les personnages s'inscrivent dans un triangle dont le point de fuite est Lincoln. Les regards convergent vers lui et la tension est à son comble. Mobilisant tout son idéalisme mais aussi son autorité, Honest Abe n'a jamais aussi bien mérité son surnom. Il discute, interpelle, vitupère, cajole et finit par opposer la fureur d'une pendaison illégale « à la honte, au remords que chacun peut éprouver, quand il est seul face à sa conscience »[1]. Pour Lincoln, la loi relève de la raison, de la nécessité d'autoriser ou d'interdire au nom du bien commun, comme un ultime rempart contre l'arbitraire et la violence, à l'interface de la civilisation et de la barbarie. Chez Dmytryk, au contraire, Clay Blaisdell (de face et de dos, photogrammes 3 et 4) est un mercenaire dont la ville de Warlock monnaie la maîtrise du colt pour éliminer une bande de hors-la-loi qui terrorise ses habitants. Tueur à gages flamboyant, mais non dénué d'éthique et de noblesse, il avance en marge de la loi, ne reconnaissant que ses propres règles, et utilise la violence pour répondre à la violence. Appelé à la rescousse par un groupe de citoyens tentant de protéger des prisonniers (photogramme 3), il fait face à la meute assoiffée de sang avec la même détermination et la même autorité que celles de Lincoln. Mais l'idéalisme du second n'a plus cours chez le premier. Qu'un tueur professionnel, refusant tout statut légal pour des raisons financières[2] puisse être, malgré tout, du côté de la justice légale n'est pas le moindre des paradoxes du film. Tant que la loi n'est pas installée dans l'Ouest, Blaisdell peut continuer à exister, condamné à errer de ville en ville, dans l'incapacité de répudier sa profession sans se répudier lui-même. Blaisdell est non seulement un anti-Lincoln, mais aussi un sosie d'Ethan Edwards[3] ou de Tom Doniphon[4], des héros qui se révèlent être des anti-héros, incapables de s'installer et donc inévitablement en voie de disparition. Alors que Lincoln est à l'aube de sa carrière, Blaisdell ne peut être qu'un paria[5], qu'un marginal en obsolescence programmée. La démarcation morale entre le Bien et le Mal est claire chez Ford, mais reste floue chez Dmytrick qui se demande si les meurtres de Blaisdell peuvent être justes[6]. En 1959, le temps commence à corrompre le synopsis usé de la légende dans laquelle les héros étaient sans peur et sans reproche. Clay Blaisdell préfigure donc bien les personnages qui vont peupler les westerns révisionnistes, mélancoliques et amers des années 60 et 70. Pourtant, les deux cinéastes se rejoignent dans un virulent portrait à charge de la loi de Lynch que tant de réalisateurs avaient déjà dénoncée, de Fritz Lang (Furie/Fury, 1936) à William A. Wellman (L'Étrange incident/The Ox-Bow Incident, 1943) en passant par Raoul Walsh (Une Corde pour te pendre/Along the Great Divide, 1951). John Ford lui-même y reviendra encore en filmant le lynchage terrifiant d'un jeune Indien par une horde excitée et venimeuse de Blancs (Les Deux cavaliers/Two Rode Together, 1961). Le contrechamp à 180° de Ford (photogramme 2), filmé en caméra subjective, montre les visages grimaçants, déformés par la haine de citoyens ne répugnant pas à se transformer en juges et en bourreaux. Celui de Dmytryk (photogramme 4) ne dit pas autre chose:  une autre loi, celle de la foule hystérique et haineuse, menace la civilisation, même embryonnaire, en permettant aux instincts les plus vils et les plus grégaires de se déchaîner dans la nuit éclairée par les torches enflammées. Lincoln et Blaisdell, par la seule force de leur verbe (ou presque pour Blaisdell qui n'hésitera pas à assommer un récalcitrant bas du front), parviendront à calmer les esprits, ce que Gil Carter (toujours interprété par Henry Fonda décidément) n'arrivera pas à faire dans L'Étrange Incident. Pendant longtemps, Henry Fonda a incarné l'archétype de l'homme lincolnien, honnête et épris de justice dont Douze hommes en colère (Twelve Angry Men, Sydney Lumet, 1957) est probablement le sommet, puis il est progressivement passé, l'âge aidant, à des rôles plus complexes, plus noirs, plus blaisdelliens en somme, comme celui du chasseur de primes Morg Hickman dans Du sang dans le désert (The Tin Star, Anthony Mann, 1957) qui ouvre la voie au film de Dmytryk. Sergio Leone saura s'en souvenir lorsqu'il lui donnera le rôle de l'impitoyable et crapuleux Frank dans Il était une fois dans l'Ouest (Once Upon a Time in the West, 1968) au cours duquel il n'hésitera pas à tirer sur un enfant.



[1] John Ford, la violence et la loi de Jean Collet, Éditions Michalon, 2004, p.35

[2] Blaisdell répond au shérif qui lui propose une étoile que la fonction l'intéresse mais pas le salaire.

[3] John Wayne dans La Prisonnière du désert/The Searchers, John Ford, 1956

[4] Toujours John Wayne dans L'Homme qui tua Liberty Valance/The Man who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962

[5] À l'image du réalisateur qui, en 1951, dénoncera devant la Commission des Activités Anti-Américaines, ses collègues Jules Dassin et John Berry. En ces temps de maccarthysme triomphant, il avait auparavant purgé une peine de six mois de prison pour les liens qu'il avait entretenus avec le Parti communiste américain.

[6] C'est la grande question que posera L'Homme qui tua Liberty Valance (1962).




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