vendredi 6 août 2021

L'innocence chez George Stevens



Dans ce photogramme extrait du Journal d'Anne Frank (The Diary of Anne Frank, George Stevens, 1959), Anne (Millie Perkins) et son ami Peter Van Daan (Richard Beymer) sont en train de vivre, au printemps 1944, l'un de leurs derniers moments d'intimité avant leur arrestation par la police allemande le 4 août de la même année. Avec leurs familles, ils vivent reclus depuis bientôt deux ans sous les toits d'un immeuble à Amsterdam afin d'échapper aux rafles et aux persécutions organisées par les nazis contre les juifs. À travers les morceaux de verre d'une vitre fracassée par une bombe alliée tombée à proximité, leurs visages juvéniles (Anne et Peter ont respectivement quinze et dix-huit ans) expriment une harmonie et une innocence que la guerre n'est pas parvenue à entamer. Ils avaient pris l'habitude de monter sous les combles pour s'isoler, regarder au-dehors le déroulement immuable des saisons, le vagabondage fugitif des nuages dans un ciel si immense que le cadre ne peut le contenir, ou la succession des toits des maisons alentour dans lesquelles vivaient les autres, si proches et si lointains à la fois. C'est là, à l'abri du monde extérieur, que ces deux jeunes vont apprendre à se connaître, à s'apprivoiser pour découvrir progressivement un sentiment amoureux qui se révèle, sans mots, mais tout en regards et en effleurements, chacun voulant donner à l'autre l'univers et son éternité.  Mais des indices comme autant de signes prémonitoires de la tragédie à venir perturbent le cadre. Leurs regards divergents, occupés à regarder un hors-champ qu'ils savent pour le moment interdit, préfigurent leur future séparation, et les morceaux de verre, comme autant de lames coupantes, déchirent leurs visages, les morcellent, particulièrement celui de Peter. Leurs rêves et leurs espérances sont encore intacts, en dépit de la claustrophobie induite par leur enfermement, protecteur un temps, mais qui n'est que l'antichambre de leur futur univers concentrationnaire. Alors que les bottes nazies menaçantes résonnent régulièrement sur le pavé de la rue en contrebas amplifiant les bruits plus furtifs des rôdeurs à la recherche d'un butin dans l'immeuble qu'ils pensent vide, ces deux êtres n'auront ni le temps, ni l'heur de pouvoir vivre une destinée d'amoureux ordinaires embrassant la vie, sans inquiétude et sans trouble.

En 1942, après avoir vu le film de propagande nazi par excellence, Le Triomphe de la volonté de Leni Riefensthal, George Stevens décida à 38 ans qu'il lui fallait combattre l'Allemagne en accompagnant, après le 6 juin 1944, les armées américaines pour documenter, caméra à la main, la libération de l'Europe. En 1945, il filme la découverte des camps de concentration de Nordhausen-Dora et de Dachau; il en ressort traumatisé. De manière troublante, et à l'instar du journal d'Anne Frank – qui n'était pas encore connu à ce moment-là – le soldat et cinéaste américain tourne un journal intime sur son expérience dans une Europe en guerre dont il ne parle pas. Ce n'est qu'en 1980, après la mort de son père, que son fils George Stevens Jr découvre ces bobines dans le grenier familial. Montées une première fois en 1984 sous le titre Mémoires de guerre, les images de George Stevens le seront une deuxième fois sous la forme définitive d'un documentaire, From D-Day to Berlin, un film en couleurs qui restitue l'horreur de la guerre que le noir et blanc du Journal d'Anne Frank ne fait que suggérer.



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