Dans ce photogramme extrait du Journal d'Anne
Frank (The Diary of Anne Frank, George Stevens, 1959), Anne (Millie
Perkins) et son ami Peter Van Daan (Richard Beymer) sont en train de vivre, au
printemps 1944, l'un de leurs derniers moments d'intimité avant leur
arrestation par la police allemande le 4 août de la même année. Avec leurs
familles, ils vivent reclus depuis bientôt deux ans sous les toits d'un
immeuble à Amsterdam afin d'échapper aux rafles et aux persécutions organisées par
les nazis contre les juifs. À travers les morceaux de verre d'une vitre
fracassée par une bombe alliée tombée à proximité, leurs visages juvéniles
(Anne et Peter ont respectivement quinze et dix-huit ans) expriment une
harmonie et une innocence que la guerre n'est pas parvenue à entamer. Ils
avaient pris l'habitude de monter sous les combles pour s'isoler, regarder
au-dehors le déroulement immuable des saisons, le vagabondage fugitif des
nuages dans un ciel si immense que le cadre ne peut le contenir, ou la
succession des toits des maisons alentour dans lesquelles vivaient les autres,
si proches et si lointains à la fois. C'est là, à l'abri du monde extérieur,
que ces deux jeunes vont apprendre à se connaître, à s'apprivoiser pour
découvrir progressivement un sentiment amoureux qui se révèle, sans mots, mais
tout en regards et en effleurements, chacun voulant donner à l'autre l'univers
et son éternité. Mais des indices comme
autant de signes prémonitoires de la tragédie à venir perturbent le cadre.
Leurs regards divergents, occupés à regarder un hors-champ qu'ils savent pour
le moment interdit, préfigurent leur future séparation, et les morceaux de
verre, comme autant de lames coupantes, déchirent leurs visages, les morcellent,
particulièrement celui de Peter. Leurs rêves et leurs espérances sont encore
intacts, en dépit de la claustrophobie induite par leur enfermement, protecteur
un temps, mais qui n'est que l'antichambre de leur futur univers
concentrationnaire. Alors que les bottes nazies menaçantes résonnent
régulièrement sur le pavé de la rue en contrebas amplifiant les bruits plus
furtifs des rôdeurs à la recherche d'un butin dans l'immeuble qu'ils pensent
vide, ces deux êtres n'auront ni le temps, ni l'heur de pouvoir vivre une
destinée d'amoureux ordinaires embrassant la vie, sans inquiétude et sans trouble.
En 1942, après avoir vu le film de propagande nazi
par excellence, Le Triomphe de la volonté de Leni Riefensthal, George
Stevens décida à 38 ans qu'il lui fallait combattre l'Allemagne en accompagnant,
après le 6 juin 1944, les armées américaines pour documenter, caméra à la main,
la libération de l'Europe. En 1945, il filme la découverte des camps de
concentration de Nordhausen-Dora et de Dachau; il en ressort traumatisé. De
manière troublante, et à l'instar du journal d'Anne Frank – qui n'était pas
encore connu à ce moment-là – le soldat et cinéaste américain tourne un journal
intime sur son expérience dans une Europe en guerre dont il ne parle pas. Ce
n'est qu'en 1980, après la mort de son père, que son fils George Stevens Jr découvre
ces bobines dans le grenier familial. Montées une première fois en 1984 sous le
titre Mémoires de guerre, les images de George Stevens le seront une
deuxième fois sous la forme définitive d'un documentaire, From D-Day to
Berlin, un film en couleurs qui restitue l'horreur de la guerre que le noir
et blanc du Journal d'Anne Frank ne fait que suggérer.
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