Bob Dylan débute du 30 octobre au 18 décembre 1975,
puis du 18 avril au 25 mai 1976, une tournée bohème, largement improvisée et
totalement insolite, faite de musique, de poésie et de cinéma: la Rolling
Thunder Revue. Qui peut imaginer aujourd'hui une tournée rock avec, outre
les musiciens, un poète récitant des vers (Allen Ginsberg) ou un écrivain-
acteur (Sam Shepard), chargé d'écrire un film que Bob Dylan va réaliser pendant
cette itinérance (Renaldo and Clara sortira en 1978)[1]
? Notre aède préféré va sillonner, au volant d'un bus, les États-Unis et le
Canada avec une bande de musiciens dont les seuls noms de Joan Baez, T-Bone
Burnett ou Roger McGuinn suffiraient à faire saliver d'envie tous les
dylanophiles. Joni Mitchell et Patti Smith vont aussi s'agréger à cette troupe déjantée
qui s'apprête à devenir légendaire. Le résultat se révèle proprement
hallucinant. Légèrement courbé devant son micro (voir le photogramme), Bob
Dylan chante de manière acérée et sauvage; il éructe ses phrases, tourmente ses
mots, libère une force intérieure qui irradie toute la scène. Avec son visage
maquillé en blanc, coiffé d'un chapeau fleuri et le cou ceint d'une longue
écharpe, il offre des interprétations plus hypnotiques et plus enivrantes les
unes que les autres, empreintes d'une transe qui confine souvent au bonheur le
plus pur. Que ce soit avec des chansons anciennes (Blowing in the Wind, A
Hard Rain's a- Gonna Fall, Knockin'On Heaven's Door ..) ou à
venir sur le disque Desire (Isis, Sara ou Hurricane..),
le récital offert chaque soir ou presque aux spectateurs, le plus souvent dans
de petites salles, témoigne de la puissance de la musique et des mots autant
chantés que scandés du natif de Duluth (Minnesota). Dylan cherche manifestement
à élever sa musique, désireux de transcender tout ce qu'il avait enregistré et
joué sur scène auparavant tout en renouant, en chantant un Hurricane
brûlant, avec les protest-songs de ses débuts (Master of War, The
Lonesome Death of Hattie Caroll, Ballad of Hollis Brown). N'en
doutons pas, il est poussé à se dépasser par celle qui se trouve à sa droite,
l'extraordinaire et lumineuse violoniste Scarlet Rivera, recrutée selon la
légende, depuis peu, à un coin de rue alors qu'elle se rendait, violon sous le
bras, à une répétition dans Greenwich Village. Au diapason de cette odyssée
picaresque en roue libre, les yeux tantôt sur son instrument, tantôt sur Bob
Dylan, Scarlet Rivera enlumine d'arabesques sonores les mots et les pas de
danse fiévreux du chanteur. Son archet vibre de contrechants sinueux,
s'intégrant avec grâce et générosité dans les anfractuosités des strophes
dylaniennes. Dylan a-t-il eu dans toute sa carrière une musicienne ou un
musicien mettant autant ses textes en valeur ? Peut-être Mike Bloomfield, le
guitariste découvert sur Highway 61 Revisited (1964) ou encore Robbie
Robertson, le guitariste de The Band ? Le doute est permis. Dans cette
émulation créative, le violon de Rivera apporte à Bob Dylan ce que le film Becky
Sharp (1935) de Rouben Mamoulian apporta au cinéma: la couleur, comme pour
mieux intensifier le réel ou accroître un sentiment de proximité. Dans des
États-Unis s'apprêtant à célébrer leur bicentenaire, mais toujours en proie au
doute (défaite au Vietnam, soubresauts sociaux, remise en cause du modèle
américain, démission, l'année précédente, de Richard Nixon à la suite du
scandale du Watergate), la Rolling Thunder Revue trace son sillon dans
ces années 70 dont on ne se lasse pas de constater tristement la perte, tant
elles ont pu générer un bouillonnement innovant en musique et au cinéma. Après
avoir réalisé un premier documentaire sur Dylan en 2005 (No Direction Home),
Martin Scorsese, en fidèle admirateur, ressuscite en 2019 les images d'archives
de cette tournée en y intégrant des interviews récentes de Dylan et de quelques
survivants comme, entre autres, Joan Baez ou le guitariste Ramblin' Jack
Elliott. En confrontant le présent au
miroir du passé, Scorsese parvient à restituer l'esprit d'une époque libertaire
et communautaire, alors même que le rêve était sur le point de s'éteindre.
[1]
Sans oublier ses débuts au cinéma
dans un petit rôle dans Pat Garrett and Billy The Kid de Sam Peckinpah
(1973). Bob Dylan y composa également la musique dont le fameux Knockin' On
Heaven's Door.
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