dimanche 29 août 2021

La résurgence du passé chez Martin Scorsese



Bob Dylan débute du 30 octobre au 18 décembre 1975, puis du 18 avril au 25 mai 1976, une tournée bohème, largement improvisée et totalement insolite, faite de musique, de poésie et de cinéma: la Rolling Thunder Revue. Qui peut imaginer aujourd'hui une tournée rock avec, outre les musiciens, un poète récitant des vers (Allen Ginsberg) ou un écrivain- acteur (Sam Shepard), chargé d'écrire un film que Bob Dylan va réaliser pendant cette itinérance (Renaldo and Clara sortira en 1978)[1] ? Notre aède préféré va sillonner, au volant d'un bus, les États-Unis et le Canada avec une bande de musiciens dont les seuls noms de Joan Baez, T-Bone Burnett ou Roger McGuinn suffiraient à faire saliver d'envie tous les dylanophiles. Joni Mitchell et Patti Smith vont aussi s'agréger à cette troupe déjantée qui s'apprête à devenir légendaire. Le résultat se révèle proprement hallucinant. Légèrement courbé devant son micro (voir le photogramme), Bob Dylan chante de manière acérée et sauvage; il éructe ses phrases, tourmente ses mots, libère une force intérieure qui irradie toute la scène. Avec son visage maquillé en blanc, coiffé d'un chapeau fleuri et le cou ceint d'une longue écharpe, il offre des interprétations plus hypnotiques et plus enivrantes les unes que les autres, empreintes d'une transe qui confine souvent au bonheur le plus pur. Que ce soit avec des chansons anciennes (Blowing in the Wind, A Hard Rain's a- Gonna Fall, Knockin'On Heaven's Door ..) ou à venir sur le disque Desire (Isis, Sara ou Hurricane..), le récital offert chaque soir ou presque aux spectateurs, le plus souvent dans de petites salles, témoigne de la puissance de la musique et des mots autant chantés que scandés du natif de Duluth (Minnesota). Dylan cherche manifestement à élever sa musique, désireux de transcender tout ce qu'il avait enregistré et joué sur scène auparavant tout en renouant, en chantant un Hurricane brûlant, avec les protest-songs de ses débuts (Master of War, The Lonesome Death of Hattie Caroll, Ballad of Hollis Brown). N'en doutons pas, il est poussé à se dépasser par celle qui se trouve à sa droite, l'extraordinaire et lumineuse violoniste Scarlet Rivera, recrutée selon la légende, depuis peu, à un coin de rue alors qu'elle se rendait, violon sous le bras, à une répétition dans Greenwich Village. Au diapason de cette odyssée picaresque en roue libre, les yeux tantôt sur son instrument, tantôt sur Bob Dylan, Scarlet Rivera enlumine d'arabesques sonores les mots et les pas de danse fiévreux du chanteur. Son archet vibre de contrechants sinueux, s'intégrant avec grâce et générosité dans les anfractuosités des strophes dylaniennes. Dylan a-t-il eu dans toute sa carrière une musicienne ou un musicien mettant autant ses textes en valeur ? Peut-être Mike Bloomfield, le guitariste découvert sur Highway 61 Revisited (1964) ou encore Robbie Robertson, le guitariste de The Band ? Le doute est permis. Dans cette émulation créative, le violon de Rivera apporte à Bob Dylan ce que le film Becky Sharp (1935) de Rouben Mamoulian apporta au cinéma: la couleur, comme pour mieux intensifier le réel ou accroître un sentiment de proximité. Dans des États-Unis s'apprêtant à célébrer leur bicentenaire, mais toujours en proie au doute (défaite au Vietnam, soubresauts sociaux, remise en cause du modèle américain, démission, l'année précédente, de Richard Nixon à la suite du scandale du Watergate), la Rolling Thunder Revue trace son sillon dans ces années 70 dont on ne se lasse pas de constater tristement la perte, tant elles ont pu générer un bouillonnement innovant en musique et au cinéma. Après avoir réalisé un premier documentaire sur Dylan en 2005 (No Direction Home), Martin Scorsese, en fidèle admirateur, ressuscite en 2019 les images d'archives de cette tournée en y intégrant des interviews récentes de Dylan et de quelques survivants comme, entre autres, Joan Baez ou le guitariste Ramblin' Jack Elliott.  En confrontant le présent au miroir du passé, Scorsese parvient à restituer l'esprit d'une époque libertaire et communautaire, alors même que le rêve était sur le point de s'éteindre.



[1] Sans oublier ses débuts au cinéma dans un petit rôle dans Pat Garrett and Billy The Kid de Sam Peckinpah (1973). Bob Dylan y composa également la musique dont le fameux Knockin' On Heaven's Door.





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