Dans Géant (Giant, George Stevens,
1956), Leslie (Elizabeth Taylor), une jeune femme élevée dans le Maryland,
vient d'épouser Jordan Bick Bennedict (Rock Hudson), un riche « baron du bétail
» du Texas. Leur voiture, un point noir à peine perceptible dans le désert, se
dirige vers le ranch Reata, l'immense propriété de la famille Benedict. À
l'instar de sa représentation des grands espaces du Wyoming que traverse Shane[1],
George Stevens filme en plan large le désert de l'ouest texan tel un monde
démesuré et achevé, englobant la terre, le ciel et ses nuages, les hommes, les
troupeaux, points noirs visibles à gauche et à droite du cadre, et au milieu du
tout, la maison, le ranch Reata donc. Sentinelle surréaliste, incongrue mais
opulente, dressée dans sa solitude et seul point de repère vertical dans cet
océan minéral horizontal dans lequel le regard se perd, cette maison est le
lieu où la civilisation et la nature s'affrontent, une maison semblant se désintéresser
du vent, du sable, de la poussière et du temps. Avec ses trois étages et sa
tour en forme de guérite, elle défie les éléments pour mieux les domestiquer,
pour mieux les dominer. Le plan fixe choisi par George Stevens nous permet tout
à loisir de saisir cet espace, à priori inhospitalier et en apparence vide,
dans lequel va désormais vivre Leslie, très loin de ses prairies humides et
verdoyantes du Maryland. Au fur et à mesure que la voiture avance vers le ranch
Reata, l'opposition entre la culture de l'Est et la rusticité– pour ne pas dire
la sauvagerie - de l'Ouest se fait jour. La caractérisation de cette maison est
primordiale en ce sens qu'elle nous avertit sur la nature profonde de son
propriétaire Bick Bennedict: fier de perpétuer la fortune matérielle de sa
famille, celui-ci incarne tout autant la réussite d'un éleveur que l'expérience
d'un individualisme forcené, hérité de ses ancêtres et qui ne souffre aucune
critique. Un pied dans le passé forcément héroïque et victorieux (résistance
texane à Alamo[2],
bataille de San Jacinto[3])
et un avenir qui ne peut que sourire aux audacieux, lui qui est parvenu à
séduire une femme intelligente, cultivée, empathique et solaire , Bick reste
néanmoins prisonnier de ses préjugés racistes à l'encontre des Mexicains qui
travaillent pour lui. « Ces gens-là » dit-il, ne peuvent être qu'au service de
celui qui règne en maître sur son domaine puisqu'ils ont été vaincus autrefois.
Géant égrène les codes westerniens d'une part, de la conquête d'un
espace désertique arraché depuis deux générations aux Indiens et aux Mexicains,
et d'autre part, du pionnier dont les valeurs de courage et d'esprit d'initiative
se transmettent de père en fils. Seuls la voiture, le téléphone et bientôt le
pétrole vont nous dire que l'époque de la Conquête de l'Ouest est révolue en
dépit de la persistance de son esprit et de la pérennité de sa geste. Cet environnement
et ses enjeux dramatiques se retrouveront deux ans plus tard dans Les Grands
espaces (The Big Country, William Wyler, 1958), un film construit en
miroir de Géant: même immensité texane, même point nodal matérialisé par
un ranch perdu au milieu de nulle part, même confrontation entre l'Est et
l'Ouest et jusqu'à l'utilisation de la même actrice (Carrol Baker) pour incarner
la future fille de Bick Benedict et celle de Henry Terrill (Charles Bickford),
un autre éleveur démiurge, plus âpre, plus acrimonieux, et qui pour son malheur
n'aura pas une Leslie pour lui faire entrevoir
de nouveaux horizons.
[1] L'Homme
des vallées perdues (Shane, George Stevens, 1953)
[2]
Siège par le général mexicain Santa Anna de la mission Alamo défendue par 180
hommes dirigés par le commandant William B.Travis, Jim Bowie et Davy Crockett (23 février – 6 mars 1836). Tous furent tués.
[3]
Affrontement entre l'armée mexicaine de Santa Anna et l'armée texane commandée
par Samuel Houston (21 avril 1836). La victoire américaine ouvrira la voie, la
même année, à la création de la République du Texas.
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