dimanche 22 août 2021

L'esclave chez Steve McQueen



Incapable pendant des décennies de considérer le Noir autrement qu'à travers un spectre allant de l'autre menaçant[1] à Mammy (Hattie McDaniel), la domestique soumise et docile de la famille O'Hara[2], tout en faisant « rimer les champs de coton avec la douceur de vivre des maîtres et des propriétaires blancs [3]», Hollywood commence, à partir des années 60, à dessiller son regard sur la brutalité de ce crime, ce péché originel qu'est l'esclavage. Encore en pointillés très espacés, des films comme Esclaves (Slaves, Herbert J. Biberman, 1962), Mandingo (Richard Fleischer, 1975), ou encore Amistad (Steven Spielberg, 1997) racontent l'oppression esclavagiste vue de l'intérieur. Dans la foulée de Django (Django Unchained, Quentin Tarantino, 2012), 12 Years a Slave (Steve McQueen, 2013) porte à son point d'incandescence la représentation de ce qu'a été l'asservissement de millions d'hommes, de femmes et d'enfants dans les plantations de coton et de canne à sucre du Sud des États-Unis. Le photogramme illustre une étape de la descente aux enfers que vit Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor), un homme noir libre vivant à Saratoga Springs (État de New-York), kidnappé par des individus sans scrupules pour être vendu comme esclave à La Nouvelle-Orléans (Louisiane). À l'arrière-plan, le navire négrier est amarré au quai. Son équipage, indifférent au drame en train de se dérouler, s'affaire à débarquer sacs, tonneaux et cageots… sans oublier la « marchandise » humaine pour laquelle les portes de l'abîme viennent de s'ouvrir. À l'inverse de cette ville à la territorialité romanesque qu'Hollywood a si souvent mise en scène[4], La Nouvelle-Orléans apparaît chez Steve McQueen comme le reflet de ce Deep South au racisme normalisé et institutionnalisé, faisant figure de plaque-tournante du commerce de la traite, au même titre que l'économie du tabac, du coton ou du sucre. Au second plan, Solomon est assis sur un cageot, les yeux perdus dans le vide et encore abasourdi par le cauchemar qu'il est en train de vivre. À sa gauche, deux hommes, deux jeunes femmes et une petite fille sont tout aussi hagards que lui, toutes et tous impuissants à inverser le cours de la tragédie qui pèse sur leurs épaules. Ils viennent de quitter leur prison flottante pour se retrouver, les mains enchaînées, condamnés au silence, affaissés et prostrés sur le débarcadère. Le langage corporel qu'ils projettent dit la fatigue, l'épuisement et une profonde dislocation intérieure qui tranchent avec l'effervescence environnante du port. Que ce soit dans la cale d'un navire, sur un quai ou plus tard dans une plantation, ils sont déjà emprisonnés physiquement et mentalement, broyés par un système qui soumet les corps noirs.  Enfin, au premier plan et à droite du cadre, un homme blanc, revêtu d'un chapeau haut de forme et d'une veste à grandes basques, tient un registre à la main pour faire l'inventaire de ses « biens meubles », préalable à la vente qui ne va pas tarder. Il matérialise cette attitude arrogante et méprisante constitutive du rapport de force existant entre les esclaves et les puissants trafiquants. À travers Solomon, Steve McQueen nous dit qu'il existait en 1841 des Noirs libres et intégrés dans le Nord des États-Unis, mais que cette liberté pouvait se révéler illusoire et fragile tant la couleur de peau restait un marqueur répulsif pour de nombreux Américains – y compris dans les États du Nord, abolitionnistes depuis 1804 - incapables de voir dans un Noir autre chose qu'un être inférieur, un être prédestiné à travailler dans un champ de coton. Manifestement, de plus en plus de cinéastes cherchent à faire rendre gorge à ce passé ignominieux et honteux. Naissance d'une nation (The Birth of a Nation, Nate Parker, 2016), Harriett (Kasi Lemmons, 2019) Emperor (Mark Amin, 2020) et la série The Underground Railroad (Barry Jenkins, 2021) montrent au pays du Black Lives Matter que le retour du refoulé est bien installé.



[1] Naissance d'une nation (The Birth of a Nation, D.W. Griffith, 1915)

[2] Autant en emporte le vent (Gone with the wind, Victor Fleming, 1939)

[3] Pourquoi Hollywood a mal à l'esclavage, podcast de Jean-Baptiste Thoret et Stéphane Bou, dans Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert, France Inter, le 30 mai 2014

 [4] L'Insoumise (Jezebel, William Wyler, 1938)




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