Incapable pendant des décennies de considérer le
Noir autrement qu'à travers un spectre allant de l'autre menaçant[1]
à Mammy (Hattie McDaniel), la domestique soumise et docile de la famille O'Hara[2],
tout en faisant « rimer les champs de coton avec la douceur de vivre des
maîtres et des propriétaires blancs [3]»,
Hollywood commence, à partir des années 60, à dessiller son regard sur la
brutalité de ce crime, ce péché originel qu'est l'esclavage. Encore en
pointillés très espacés, des films comme Esclaves (Slaves,
Herbert J. Biberman, 1962), Mandingo (Richard Fleischer, 1975), ou
encore Amistad (Steven Spielberg, 1997) racontent l'oppression esclavagiste
vue de l'intérieur. Dans la foulée de Django (Django Unchained,
Quentin Tarantino, 2012), 12 Years a Slave (Steve McQueen, 2013) porte à
son point d'incandescence la représentation de ce qu'a été l'asservissement de
millions d'hommes, de femmes et d'enfants dans les plantations de coton et de
canne à sucre du Sud des États-Unis. Le photogramme illustre une étape de la descente
aux enfers que vit Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor), un homme noir libre
vivant à Saratoga Springs (État de New-York), kidnappé par des individus sans
scrupules pour être vendu comme esclave à La Nouvelle-Orléans (Louisiane). À
l'arrière-plan, le navire négrier est amarré au quai. Son équipage, indifférent
au drame en train de se dérouler, s'affaire à débarquer sacs, tonneaux et
cageots… sans oublier la « marchandise » humaine pour laquelle les portes de
l'abîme viennent de s'ouvrir. À l'inverse de cette ville à la territorialité
romanesque qu'Hollywood a si souvent mise en scène[4],
La Nouvelle-Orléans apparaît chez Steve McQueen comme le reflet de ce Deep
South au racisme normalisé et institutionnalisé, faisant figure de
plaque-tournante du commerce de la traite, au même titre que l'économie du
tabac, du coton ou du sucre. Au second plan, Solomon est assis sur un cageot, les
yeux perdus dans le vide et encore abasourdi par le cauchemar qu'il est en
train de vivre. À sa gauche, deux hommes, deux jeunes femmes et une petite
fille sont tout aussi hagards que lui, toutes et tous impuissants à inverser le
cours de la tragédie qui pèse sur leurs épaules. Ils viennent de quitter leur
prison flottante pour se retrouver, les mains enchaînées, condamnés au silence,
affaissés et prostrés sur le débarcadère. Le langage corporel qu'ils projettent
dit la fatigue, l'épuisement et une profonde dislocation intérieure qui tranchent
avec l'effervescence environnante du port. Que ce soit dans la cale d'un
navire, sur un quai ou plus tard dans une plantation, ils sont déjà emprisonnés
physiquement et mentalement, broyés par un système qui soumet les corps noirs. Enfin, au premier plan et à droite du cadre,
un homme blanc, revêtu d'un chapeau haut de forme et d'une veste à grandes
basques, tient un registre à la main pour faire l'inventaire de ses « biens
meubles », préalable à la vente qui ne va pas tarder. Il matérialise cette
attitude arrogante et méprisante constitutive du rapport de force existant
entre les esclaves et les puissants trafiquants. À travers Solomon, Steve
McQueen nous dit qu'il existait en 1841 des Noirs libres et intégrés dans le
Nord des États-Unis, mais que cette liberté pouvait se révéler illusoire et
fragile tant la couleur de peau restait un marqueur répulsif pour de nombreux Américains
– y compris dans les États du Nord, abolitionnistes depuis 1804 - incapables de
voir dans un Noir autre chose qu'un être inférieur, un être prédestiné à
travailler dans un champ de coton. Manifestement, de plus en plus de cinéastes
cherchent à faire rendre gorge à ce passé ignominieux et honteux. Naissance
d'une nation (The Birth of a Nation, Nate Parker, 2016), Harriett
(Kasi Lemmons, 2019) Emperor (Mark Amin, 2020) et la série The
Underground Railroad (Barry Jenkins, 2021) montrent au pays du Black
Lives Matter que le retour du refoulé est bien installé.
dimanche 22 août 2021
L'esclave chez Steve McQueen
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