Qu'est-il arrivé à Baby Jane (What Ever
Happened to Baby Jane, Robert Aldrich, 1962) est un film d'une rare cruauté
et d'une misanthropie radicale. Le réalisateur décrit avec férocité et sans
concession, un microcosme domestique étouffant et anxiogène. La caméra, comme
souvent dans le cinéma de Robert Aldrich, est singulièrement positionnée à la
place du miroir devant lequel danse Baby Jane Hudson (Bette Davis). Mais elle
peut tout autant donner l'illusion d'être posée dans la fosse d'orchestre ou encore
dans les premières rangées de fauteuils d'une salle de spectacle, puisqu'il
s'agit de la répétition, dans une maison au décor opulent, de la représentation
d'un numéro de music-hall. « Avec ces situations particulières, Aldrich met
en évidence la non-liberté de la vision en cinéma, son aspect purement
subjectif. Il provoque le spectateur en lui révélant sa passivité face au point
de vue (….)[1]
». Et nous restons prisonniers d'un théâtre d'ombres, tétanisés devant le
spectacle qui vient de débuter. Bien lisible, le champ dans le cadre est
parfaitement découpé: le premier plan est composé d'une rangée d'ampoules, une
rampe, située à la base du miroir, pour éclairer les personnages situés dans la
pièce principale. Au second plan, à gauche, Baby Jane est une ancienne enfant
vedette qui chantait et dansait dans les music-halls cinquante ans plus tôt,
mais que le succès et la notoriété ont abandonnée une fois passée
l'adolescence. Enfermée dans le souvenir de sa réussite d'antan, elle rejoue le
numéro de danse de sa jeunesse, tout en chantant une ritournelle célébrée à
l'époque dans tous les États-Unis: I've written a letter to Daddy.
Habillée d'une robe blanche qui imite celle qu'elle portait enfant, lourdement
maquillée avec ce visage figé dans un fond de teint blanchâtre, Baby Jane
exécute maladroitement quelques pas de danse. Comme pour Norma Desmond (Gloria
Swanson)[2],
le temps s'est arrêté au début du siècle. Incapable de sortir de ce rôle
qu'elle a joué jadis, Baby Jane vit dans un monde de souvenirs, et n'est même
plus l'ombre d'elle-même, mais la caricature de l'enfant-objet qu'elle fut.
Tragique et pathétique, sa vie n'est plus qu'un long cheminement entre raison
et folie, une vie de rancœur et de haine accumulées face à un monde forcément
ingrat puisqu'elle reste convaincue, à l'instar encore et toujours de Norma
Desmond, que les stars n'ont pas d'âge. Avec son timbre de voix abimé par le
temps et l'alcool, elle allie le grotesque au tragique en hantant sa propre
maison. À droite du cadre, assis au piano, Edwin Flagg (Victor Buono) accompagne
Baby Jane. Musicien au chômage, il a répondu à la petite annonce qu'elle avait
placée dans un journal local. Suave, obséquieux et hypocrite, il témoigne d'une
flagornerie qui n'a d'égal que sa stupeur et son effroi devant cette attitude schizophrène,
mais reste prêt à tout faire pour obtenir ce poste. Le volume du piano associé
à celui de la commode à gauche équilibre l'ensemble du plan permettant une mise
en scène rigoureuse dans laquelle la lumière des ampoules au sol et de la lampe
posée sur le piano éclaire ce ballet grand-guignolesque. Enfin, à
l'arrière-plan, le champ de vision permet de distinguer, au-delà de la pièce,
un couloir et les premières marches d'un escalier menant à l'étage, là où Baby
Jane séquestre sa sœur Blanche (Joan Crawford), paraplégique depuis un accident
de voiture suspect. Une autre pièce s'ouvre à l'arrière dans le prolongement de
la première. Utilisant de courtes focales pour rendre - comme au théâtre et à
la manière d'Orson Welles – une grande profondeur de champ, Robert Aldrich nous
projette dans un espace cossu et ordonné, un espace apparemment gouverné par la
normalité, mais que l'altération des sens de Baby Jane corrompt profondément. Dans
sa description vitriolée d'une ancienne gloire, et comme dans Le Grand
couteau (The Big Knife, 1955), le réalisateur fouaille la plaie des
tares et des maux que peuvent engendrer le vedettariat et le monde du
spectacle.
[1] Robert Aldrich, une politique de la vision de
Valérie Vignaux dans Positif n° 415, septembre 1995, p.78
[2] Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, Billy Wilder, 1950)
L'article m'a fait penser à la chanson de Gainsbourg : "Baby alone in Babylone / Noyée sous les flots / De tes larmes et le charme / De l'avenue du crépuscule / C'est le Sunset boulevard / Qui serpente dans le noir "
RépondreEffacerEt à Britney Spears qui se filme sur insta en train de danser comme à 20 ans mais là le point de vue unique en plongée fait plutôt penser à une caméra de surveillance.
Beau texte de notre Serge préféré...
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