Trop
souvent, le film Bullitt (Peter Yates, 1968) a été vampirisé, voire
phagocité, par la fameuse course-poursuite automobile - certes remarquablement
mise en scène - entre le lieutenant Frank Bullitt et deux tueurs, à travers les
rues de San Francisco. Elle a ainsi escamoté
une autre confrontation, plus riche et plus passionnante à suivre et qui oppose
ledit Frank Bullitt (Steve McQueen), un policier intègre et volontiers taiseux,
à Walter Chalmers (Robert Vaughn), un sénateur dont l'ambition se mesure au
nombre de personnes qu'il est prêt à écraser de sa morgue et de son pouvoir.
Frank est donc ce policier (photogrammes 1 et 2 à gauche) chargé de surveiller
un témoin-clé à la veille d'un procès destiné à mettre en accusation un chef de
la mafia et qui doit, accessoirement, servir de tremplin au politicien pour
accroître sa notoriété. Sauf que rien ne se passe comme prévu. Le témoin est
blessé à mort par deux tueurs à gages et se retrouve à l'hôpital sous la
surveillance de Frank, que Chalmers ne tarde pas à rejoindre (photogrammes 1 et
2 à droite). Tout oppose ces deux hommes. Frank est à mi-chemin entre Popeye
Doyle[1]
et Harry Callahan[2],
deux flics urbains qui vont, quelques années plus tard, rompre définitivement
les amarres pour devenir des réfractaires à la bienséance et des spécialistes
de la transgression. Il n'a ni la violence éruptive, ni la brutalité frénétique
assumée du premier, ni le cynisme, ni les méthodes expéditives du second, mais il
les précède dans une marginalité incontestable dans ses rapports avec toutes
les institutions et particulièrement avec celle de la police. Avare de mots
mais pas de convictions ni d'éthique, une expression lasse portée en
bandoulière, Bullitt est sans illusion sur la condition humaine. Aussi
instinctif que cérébral, recourant ultimement à la violence, il refuse les
conventions sociales et parle au sénateur, veste tombée, col de chemise ouvert,
un verre et un sandwich dans les mains. Son flegme nappé d'irrévérence irrite
manifestement Walter Chalmers, plus habitué à obtenir tout ce qu'il demande, mais
qui ne trouve aucune prise aux explications/sommations qu'il exige d'une voix
néanmoins suave. Sanglé dans son costume-cravate et sa chemise blanche sous le Loden
brun de bonne coupe, maîtrisant sa coiffure à n'importe quelle heure du jour et
de la nuit, Chalmers porte beau et sait ce que l'apparence peut apporter aux
politiciens plus aptes aux compromissions qu'à l'intégrité et à l'honnêteté intellectuelle. Aux antipodes d'un
Jefferson Smith[3]
ou d'un Frank Skeffington[4],
deux hommes politiques antédiluviens à la moralité chevillée au corps, Chalmers
incarne au contraire, avec sa diction fielleuse et ses sous-entendus perfides,
un individu moralement odieux et socialement menaçant contre quiconque se met
en travers de sa route. Mais en réalité, ce que Chalmers ne supporte pas, c'est
le regard lucide et désenchanté que porte Frank sur le monde en général et sur
son arrivisme en particulier. Un regard zébré de solitude, scarifié par la
violence urbaine.
[1] Gene Hackman dans French Connection
(William Friedkin, 1971)
[2] Clint Eastwood dans L'Inspecteur
Harry (Dirty Harry, Donald Siegel, 1971)
[3] James Stewart dans Monsieur
Smith au Sénat (Mr.Smith goes to Washington, Frank Capra,
1939)
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