mardi 30 mars 2021

L'humiliation chez Bertrand Tavernier

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En l'espace de trois années, le cinéma français a produit deux adaptations exceptionnelles de deux romans noirs de Jim Thompson : la première, Série noire (Alain Corneau, 1979), s'inspire de A Hell of a Woman (Une femme d'enfer, 1954) et la deuxième, Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981) de Pop. 1280 (Pottsville, 1280 habitants, 1964). Transposé du Texas en 1910 à l'Afrique-occidentale française en 1938, Bertrand Tavernier et son scénariste Jean Aurenche restituent avec une fidélité exemplaire l'univers noir, glauque, poisseux et intégralement désespéré de l'écrivain américain. Dans Coup de torchon, Lucien Cordier (Philippe Noiret), unique policier d'une petite ville coloniale, est un être médiocre, servile, lâche, veule, raciste jusqu'à l'écoeurement et dénué d'une quelconque autorité sur tous ses concitoyens. Dans le premier tiers du film, il passe plus de temps étendu au sol que debout sur ses deux jambes. Habitué à se coucher devant la plupart des colons, quoi de plus normal ! Risée de toute la ville, il est systématiquement pris à partie par de nombreux colons qui éprouvent un malin plaisir à l'humilier. Dans le photogramme 1, il vient de mordre une fois de plus la poussière, bousculé par Le Péron (Jean-Pierre Marielle) et son acolyte Léonelli (Gérard Hernandez), deux tenanciers de maison close, dont le second s'était accroupi derrière Cordier pour le faire chuter. Toute honte ravalée, et ne perdant jamais sa bonhomie et son air placide inébranlable, Cordier accepte, comme d'habitude, de boire le calice jusqu'à la lie. Ses vêtements couleur sable le prédestinent à faire corps avec le sol de la rue, alors que du blanc immaculé des costumes des proxénètes suintent leur bêtise et leur abjection. La scène est d'une telle banalité que nul ne se retourne sur l'altercation, ou n'ose intervenir, laissant aux Blancs leurs problèmes de Blancs dans cette société d'un racisme glaçant. L'à-plat-ventrisme normalisé de Cordier va l'amener dans la ville voisine, chez son supérieur hiérarchique Marcel Chavasson (Guy Marchand), pour chercher quelques conseils sur la meilleure façon de réagir dans de telles situations. Dans le photogramme 2, Cordier repasse aux explications de texte en se faisant administrer un coup de pied magistral dans la partie la plus charnue de son être, pour être expédié dans une pièce qui jouxte le bureau du chef de la police. Re-couché sur le dos, la tête et les avants-bras levés dans un geste d'impuissance, Cordier continue d'accepter sans sourciller son infortune. La caméra prend une position basse par rapport aux protagonistes et adopte le point de vue de « l'observateur invisible »[1], donc celui du cinéaste, pour accompagner la vision de Cordier au ras du sol. Au-delà de la double porte miraculeusement indemne, et dans la profondeur de champ, Chavasson et son adjoint Paulo (Daniel Langlet), goguenards, ricanent du bon coup qu'ils viennent de lui jouer. Coup de torchon est d'abord une allégorie grotesque et pathétique des tares et des vices d'une société coloniale imbue de sa supériorité, s'embourbant dans les égouts d'une humanité inconsciente d'elle-même, et dont les échos des bruits de bottes venus d'Europe, annonciateurs de la catastrophe à venir, ne font qu'accélérer la course vers le précipice. Et quand Cordier décidera que la plaisanterie a assez duré, la volte-face à venir, en revêtant les atours d'une mission purificatrice, le fera basculer dans une frénésie vengeresse et meurtrière. Comme un gigantesque coup de torchon destiné à laver sans pitié tous les affronts subis….



[1] Le point de vue, de la vision du cinéaste au regard du spectateur de Joël Magny, Cahiers du cinéma, les petits Cahiers, SCÉRÉN-CNDP, 2001, p.59



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