mardi 2 mars 2021

La désillusion chez Andreï Konchalovski

 

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En 1962, Lioudmila Siomina (Ioulia Vyssotskaïa) est membre du Comité municipal de la ville de Novocherkassk, dans la région du Caucase du Nord, en URSS. Militante convaincue et acharnée du communisme et de la justesse de son système économique, politique et social, elle reste nostalgique de Staline et de son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale, la Grande Guerre patriotique. Vouant un véritable culte au Petit Père des peuples, elle est cette femme, ancienne héroïne de guerre, pleine de fougue, qui ne vit – croit-elle - que pour construire le socialisme et bâtir une société égalitaire dans laquelle le parti communiste, clef de voûte de la patrie des travailleurs, doit permettre l'épanouissement des individus.  Aussi, est-elle totalement stupéfaite, lorsqu'elle apprend que des milliers de manifestants, ouvriers en grève d'une usine de fabrication de locomotives de la ville, s'apprêtent à défiler sous les fenêtres du Comité pour protester contre les baisses de salaires et une hausse des denrées de première nécessité, décidée par Nikita Khrouchtchev (photogramme 2). Ces prolétaires – brandissant des portraits de Lénine – mus par la colère et le ressentiment, sont l'impensé et l'impossible réalité d'un monde socialiste qui ne peut se révolter contre lui-même. Alors qu'à l'extérieur se déploient les soldats de l'Armée rouge et les troupes du KGB, Lioudmila fuit les protestataires, arpente les couloirs de la mairie, voit un homme muni d'un caisson de contrebasse, le suit et découvre qu'il s'agit d'un sniper se positionnant dans un grenier pour tirer sur les grévistes (photogramme 1). Éclairés par une lumière crue, ses yeux, exorbités par la surprise, se dessillent progressivement pour traduire une deuxième fois son abasourdissement. Favorable dans un premier temps à la répression, Lioudmila change radicalement d'opinion lorsqu'elle apprend que sa fille fait partie des grévistes. Que les autorités puissent réprimer dans le sang une manifestation composée d'hommes, de femmes et d'enfants sans armes, aux antipodes des dangereux contre-révolutionnaires forcément ennemis du peuple, dénoncés par la propagande, lui apparaît alors totalement monstrueux. Dans une fulgurance aussi dévastatrice qu'inattendue, c'est tout son système de valeurs et ses convictions qui se fissurent face à cette violence étatique. Le noir et blanc particulièrement tranché traduit bien son ambivalence et la déchirure produite. Filmée dans une position à mi-chemin entre le profil et le plan de face, Lioudmila réalise-t-elle pleinement que son aveuglement est le produit d'une hypnose collective et d'un endoctrinement particulièrement efficace ? L'essentiel du film Chers Camarades d'Andreï Konchalovski (2020) est là : décrire une femme écartelée entre son adhésion au communisme et son amour maternel, une femme confrontée à un système répressif qu'elle a contribué à légitimer. Ce début de prise de conscience est redoublé par l'amère constatation que les plus hautes instances politiques à Moscou ont commandité l'assassinat de ces ouvriers qu'elles portent aux nues, à longueurs d'émissions radiophoniques et/ou télévisuelles, dans les discours et chansons patriotiques. Jusqu'à cet instant, le Parti revêtait cette infaillibilité propre au dogme et ne pouvait donc s'égarer. La désillusion de Lioudmila n'en sera que plus grande.

Tiré d'un événement longtemps tenu secret par les autorités soviétiques – il faudra attendra 1992 pour que  les Russes apprennent la réalité de cette tragédie qui a fait vingt-six morts et quatre-vingt-sept blessés, sans compter les exécutions à la suite de procès expédiés – le film d'Andreï Konchalovski, tend aux Russes d'aujourd'hui un miroir révélateur de ce qu'a été le totalitarisme soviétique d'hier.




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