lundi 15 mars 2021

La citation chez Dario Argento

Comme de très nombreux réalisateurs (Brian De Palma, Martin Scorsese, François Truffaut……..) Dario Argento a toujours admis avoir été très influencé par le cinéma d'Alfred Hitchcock. Dans le film Suspiria (Dario Argento, 1977), la séquence nocturne de l'aveugle (photogrammes de gauche) reprend le dispositif hitchcockien de l'attente de Roger Thornhill dans le désert (photogrammes de droite) dans La Mort aux trousses (North by Northwest, Alfred Hitchcock, 1959).  

 

Tout en s'y référant, Argento prend souvent le contrepied d'Hitchcock en filmant de nuit Daniel (Flavio Bucci), le pianiste aveugle de l'Académie de danse de Fribourg, en train de traverser une agora déserte bordée par des temples inspirés de la Grèce antique. À droite, Hitchcock, cadre, également en plongée, mais dans une lumière étincelante, le bus déposant Roger Thornhill (Cary Grant) au carrefour d'une route et d'un chemin de terre, perdus en plein désert. Un rendez-vous lui a été donné pour rencontrer à cet endroit précis un dénommé Georges Kaplan. Dans les deux photogrammes, le plan général permet de dévoiler un immense espace réduisant l'homme et le bus à de minuscules points, particulièrement vulnérables. Mais, alors que l'horizon de l'agora est délimité par des propylées éclairées par une lumière blafarde et froide, celui du désert apparaît infini, écrasé par un soleil que l'on devine accablant. Dans les deux cas par contre, l'infiniment petit est confronté à l'infiniment grand pour installer une angoisse sourde et latente. Dans Suspiria, la musique incantatoire, minimaliste et lugubre du groupe italien Goblin accentue ce sentiment de menace, alors que dans La Mort aux trousses, Hitchcock choisit le silence comme pour mieux enfermer Roger dans sa solitude. Quel que soit le choix de mise en scène des réalisateurs, l'image restitue ce climat de tension, accentué chez Hitchcock, par le fait que nous savons qu'un piège a été tendu à Roger Thornhill. Le danger rôde, palpable, mais nous ignorons encore la forme qu'il va prendre.

L'échelle des plans s'est réduite au plan d'ensemble. Daniel avance avec précaution, accompagné par un chien guide. Le seul bruit qui résonne dans le silence de la nuit est celui que fait le bout de sa canne au contact des dalles de l'agora. Alors que la caméra filme Daniel en travelling latéral, un point de vue subjectif à l'arrière des colonnes semble bien confirmer la présence d'une menace mortelle pour lui. Avec un art consommé de l'utilisation du hors-champ, Argento joue sur le visible et l'invisible, alors que Daniel ne peut s'en remettre qu'à ce qu'il entend. Roger, quant à lui, indécis, attend son rendez-vous à l'arrêt de bus. Le décor, épuré à l'extrême, statufie le personnage en attente. Pour mieux garantir l'exaltation ludique attachée au suspense, l'absence de musique déjà évoquée permet de se concentrer totalement sur l'image en rendant encore plus abstrait ce paysage d'asphalte et de champs disparaissant au-delà du point de fuite, où terre et ciel se rejoignent.

Un plan rapproché épaule cadre Daniel en contre-plongée. Son chien s'est figé et commence à montrer des signes d'impatience. Le montage s'accélère alors, et nous montre le pianiste tétanisé par la peur et assiégé par une présence maléfique. Dans les ténèbres environnantes, gagné par une peur indicible et contaminé par les aboiements de son chien, il appelle, crie, hurle sa panique et apostrophe un ailleurs énigmatique, avec comme seule réponse le silence de la place, lourd et obstiné. Le temple derrière Daniel le domine de sa masse fantomatique pour mieux l'écraser. Dans un film extrêmement stylisé et intégralement saturé par des lumières rouges, jaunes ou bleues, la séquence est inhabituellement filmée en « noir et blanc » comme pour mieux révéler l'affrontement en cours, entre réel et irrationnel. Pour Roger, les signes d'une insécurité croissante vont en se multipliant. Après le passage de trois véhicules, un homme sort d'une limousine noire surgie de nulle part pour se tenir devant lui de l'autre côté de la route. Est-ce Georges Kaplan ? De ce face-à –face, traditionnel du western, rien ne sortira, si ce n'est, détail capital, l'annonce d'une anomalie, – un avion, au loin, se livrant à des épandages dans une zone vide de champs – comme signe précurseur d'une menace à venir. Entre Argento et Hitchcock, se joue, non pas une filiation esthétique, mais une convergence scénographique dans laquelle la manipulation du spectateur est l'objectif premier. Dans les deux séquences, la présentation du réel masque jusqu'au bout sa part d'énigme. 



Dans Suspiria et La Mort aux trousses, c'est toujours de la normalité que va surgir l'inattendu. Dans le premier, le chien, présence rassurante dans un monde hostile et fidèle compagnon attentionné, va soudainement se retourner contre son maître pour lui planter ses crocs dans la gorge. L'imprévisible, l'illogique devient la norme et l'écran se déchire à cet instant dans une explosion de sang. Dans le second, ce point minuscule, signalé un peu avant à l'attention du spectateur, est devenu ce biplan grossissant au fur et à mesure qu'il se rapproche de Roger. Des rafales de mitraillette forcent ce dernier à se coucher par terre, puis à se cacher dans un champ de maïs. L'avion fait alors ce pour quoi il a été conçu : sulfater de pesticides l'infortuné Roger. Comme Daniel, il est pourchassé sans savoir pourquoi et tous deux ont perdu leurs points de repères.

Si Daniel n'échappe pas au péché mignon du cinéma d'Argento – des morts violentes particulièrement sordides, sanglantes et très démonstratives – Roger aura plus de chance en s'extirpant indemne de son épreuve. « Certains critiques vont jusqu'à voir dans le suspense une définition de l'œuvre des deux cinéastes. Remarque entièrement justifiée, car le suspense est un procédé qui fait naître selon un contexte donné l'angoisse des personnages et des spectateurs, divisés entre l'espoir d'un salut et le caractère inéluctable d'une mort prochaine ».[1]

 



[1] Voyage au cœur des ténèbres, une analyse du cinéma de Dario Argento de Julien Astorino, éditions Wotan, 2014, p.68



1 commentaire:

  1. Wow, un de tes meilleurs articles pour moi... Quelle comparaison fine, sur plusieurs photogrammes ! Tu invites à aller chercher la citation dans l'intention plutôt que dans l'esthétique, j'adore ça.

    "Entre Argento et Hitchcock, se joue, non pas une filiation esthétique, mais une convergence scénographique dans laquelle la manipulation du spectateur est l'objectif premier. Dans les deux séquences, la présentation du réel masque jusqu'au bout sa part d'énigme."

    Cet article ferait une super capsule vidéo !

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