mercredi 3 mars 2021

La figure du triangle chez Douglas Sirk

 

De gauche à droite, les places que tiennent dans le cadre Lucy Moore (Lauren Bacall), Mitch Wayne, reflété dans le miroir (Rock Hudson) et Kyle Hadley (Robert Stack) forment un triangle parfait, ce triangle fatal si souvent utilisé au cinéma, particulièrement dans le mélodrame (comme ici dans Écrit sur du vent/Written on the Wind, Douglas, Sirk, 1956) ou dans le film noir qui finissent tous deux immanquablement par converger vers la tragédie. Cette figure du triangle - tant géométrique que relationnel – souligne l'enfermement des personnages dans un huis clos domestique. Deux hommes sont amoureux d'une même femme, mais cette femme n'est attirée que par l'un d'eux, Kyle, au grand désespoir de l'autre, Mitch, un ami d'enfance, élevé au sein de la famille Hadley. Esquissant un sourire avec son air fanfaron et vaniteux de fils d'un tycoon du pétrole, Kyle, auquel la naissance a tout donné, mais qui se noie dans l'alcool et le désoeuvrement, est en train de sortir le grand jeu pour séduire Lucy. Suite luxueuse d'un hôtel de Miami, fragrances diverses sur le plateau d'un meuble surplombé par un miroir, tiroir ouvert dévoilant des sacs à main plus princiers les uns que les autres, rien n'est trop beau pour celle qui reste néanmoins de marbre devant cet étalage d'abondance matérielle. Pour Kyle, l'argent autorise tout, et reste le moyen le plus sûr pour assouvir tous ses désirs.  Silencieux, Mitch observe la scène, avec cet air décontracté et nonchalant qui masque en fait tout le désespoir du monde et une douloureuse impuissance à inverser le cours des choses. Dépouillé de l'essentiel – un amour partagé par Lucy - il est ce témoin qui ne peut se résoudre à trahir son meilleur ami et reste ainsi hors-champ, même si son reflet lui permet d'être visible dans la chambre.  Enfin, Lucy est une publiciste qui est manifestement sensible aux fêlures et aux démons du fils prodigue mais considère qu'elle ne peut être achetée. Fixant Kyle d'un regard interrogateur, elle sonde l'âme de ce milliardaire perdu dans ses dollars et son mal-être. Douglas Sirk filme tous ces personnages en nous faisant pressentir l'engrenage irréversible d'une tragédie en cours: un névrosé cherchant la rédemption, aussi imprévisible qu'obsessionnel, un personnage équilibré, prévisible mais habité d'une passion contrariée et, entre les deux, une femme qui, sans duplicité aucune, et toujours avec une sincérité exemplaire - donc à l'opposé de la femme fatale du film noir – ne cherche que le bonheur.

Deux ans plus tard, Douglas Sirk tournera La Ronde de l'aube (The Tarnished Angels, 1958) avec à nouveau Robert Stack, Rock Hudson, mais sans Lauren Bacall remplacée par la sublime Dorothy Malone (qui joue la sœur de Kyle dans Écrit sur du vent), un autre triangle « de personnes toujours à l'affût de la vie et qui croient qu'elle leur échappe [1] » est mis en scène par ce réalisateur, prince du mélodrame, qui figure désormais au panthéon du classicisme hollywoodien.



[1] Douglas Sirk dans Les Cahiers du cinéma, n0 189, avril 1967




Aucun commentaire:

Publier un commentaire