Icône culturelle américaine, le hobo, ce vagabond errant sur les routes, a été magnifié et idéalisé dans les écrits de Jack London (Les Vagabonds du rail, 1907), de John Steinbeck (Des Souris et des hommes, 1936) ou encore de Jack Kerouac (Sur la route, 1957). Jerry Schatzberg s'empare de ce personnage pour réaliser L'Épouvantail (Scarecrow, 1973), un diamant noir du Nouvel Hollywood, empreint de romantisme noir et totalement dépressif, mais habité par une humanité et une tendresse qui irradient le spectateur.
Quelque
part en Californie, deux hommes, qui ne se connaissent pas, se retrouvent des
deux côtés d'une route pour faire de l'auto-stop. À gauche du photogramme, Max
(Gene Hackman) vient de purger une peine de prison de six ans pour violences
aggravées. De l'autre côté se tient Francis (Al Pacino). Après avoir passé cinq
années dans la marine pour fuir une paternité qu'il ne désirait pas, il cherche
désormais à revoir cet enfant de cinq ans qu'il n'a jamais connu. Le premier
veut se rendre à Pittsburgh pour monter une entreprise de lavage de voitures,
et le second veut rejoindre Détroit pour rencontrer sa famille. Comme dans Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), ils prennent
la route des pionniers, mais en sens inverse. La Californie n'est plus cet
Eldorado dont rêvaient les Okies [1],
ces paysans qui, dans Les Raisins de la colère, étaient jetés sur
les routes par la sécheresse et la crise économique des années 30 pour partir à
la recherche d'un travail et d'un avenir en pointillés. Magnifiquement
photographiée par le chef opérateur Vilmos Zsigmond (photogrammes 1 et 2), la
Californie n'est plus que ce paysage de collines et de plaines incendiées par
le soleil, s'étendant à perte de vue et ponctuellement ombragées par des arbres
disséminés ça et là. Avec pour tout bagage une valise pour Max et un sac de
marin en plus d'une mystérieuse boîte blanche enrubannée de rouge pour Francis,
les deux hommes ont des rêves plein la tête, des rêves et des désirs censés
dissimuler leurs blessures intérieures. Avec « rien derrière et tout devant, comme
toujours sur la route » [2],
ils incarnent ces âmes perdues, ces accidentés de la vie chers au Nouvel
Hollywood qui, de John Schlesinger (Macadam
cowboy/Midnight Cowboy, 1969) à Richard C. Sarafian (Point limite zéro/Vanishing
Point, 1971) en passant par Bob Rafelson (Cinq pièces faciles/Five Easy
Pieces, 1970) sait filmer les marginaux, les déclassés et tous ceux qui,
prédestinés à être des loosers et à
le rester, ne parviennent pas à trouver une place dans la société américaine.
La ligne de bitume qui sépare les deux hobos
souligne deux solitudes respectives. Max ignore Francis dans un premier temps,
muré dans un enfermement bourru et désenchanté, alors que Francis, plus
extraverti, fait tout pour attirer son attention. Pour le moment, leurs regards
fouillent l'horizon en attente de la voiture ou du camion qui leur permettrait
– individuellement - de se diriger vers un ailleurs qu'ils espèrent de fortune,
mais qui sera inévitablement parsemé d'embûches. Pour Max et Francis, la route
est tout autant une réalité matérielle qu'un itinéraire destiné à donner un
sens à leur existence. Pour transgresser cette limite asphaltée, il faudra, à
la fin de la séquence, la défaillance du briquet de l'un et les allumettes de l'autre
pour que les deux vagabonds soient réunis au milieu de la route, autour du
cigare de Max. Avec son regard généreux et plein de compassion, Jerry
Schatzberg met en scène un portrait des exclus et des failles de la société
américaine, tout en livrant un vibrant plaidoyer pour redonner de la dignité à
tous les laissés-pour-compte.
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