En
deux plans, Vincente Minnelli montre, en dépit des apparences, tout son amour
pour le cinéma. En dépit des apparences dis-je, parce que son film Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, 1952) est d'abord un violent
réquisitoire contre le cinéma, ses paillettes, son star-system, ses mœurs ou ses rapports de force. De gauche à droite
et de haut en bas, les 6 photogrammes disent en fait tout le contraire. L'action
se passe sur un plateau de tournage quelque part à Hollywood (photogramme 1).
La caméra cadre Georgia Lorrison (Lana Turner) en pleurs, penchée sur le corps
de son amant Victor Ribera (Gilbert Roland). Nous sommes bien au cinéma dans la
scène finale d'un film produit par Jonathan Shields (Kirk Douglas). Puis par la
grâce d'un travelling arrière et un léger recadrage sur la droite (photogramme
2), une partie de l'équipe du tournage apparaît dans le champ. La mise en abyme
de Minnelli révèle alors l'envers du décor et tout ce qui reste normalement
hors-cadre: le plateau de tournage et tous ceux qui y travaillent, et donc tous
ceux qui contribuent à l'art du simulacre et de l'artifice, à la réalité
reconstruite, au cinéma désacralisé. Pourtant, des hommes et des femmes, mis à
distance, sont manifestement subjugués et submergés par la puissance du jeu de
Georgia qui donne à son personnage une densité et une profondeur inégalées. Cut.
Le deuxième plan comprend les photogrammes 3, 4, 5 et 6. Un lent travelling
ascendant oblique passe en revue le reste de l'équipe de tournage. Au premier
plan à gauche, le visage appuyé sur sa main, Henry Witfield (Leo G. Carroll) le
réalisateur puis, l'avant-bras sur le genou, Jonathan Shield (Kirk Douglas) le
producteur, et enfin, tout une série de collaborateurs et techniciens qui ont
arrêté leurs activités, jusqu'aux éclairagistes qui, en hauteur, surplombent la
scène. Le temps s'est arrêté dans le studio et le tournage est devenu la vie,
mais sans vraiment savoir si elle relève du rêve ou de la réalité. En dépit
d'une matérialité subjective, la magie du cinéma fait son œuvre et ce n'est pas
le moindre paradoxe de Vincente Minnelli que d'exposer l'ensemble du système
hollywoodien, uni dans la fascination du processus créatif en cours, alors
qu'il nous décrit tout au long des Ensorcelés
un Jonathan Shields omnipotent, cynique, égotiste, manipulateur mais
entièrement dévoué à son art. Dans un troublant jeu de miroirs dans lequel Kirk
Douglas, Lana Turner et tous les autres acteurs jouent leur propre rôle, cette
séquence nous dit la fulgurance de l'image et du verbe pour celles et ceux qui,
soucieux d'apparaître, cherchent également réellement à être. Du personnage à
la personne, les protagonistes du film organisent une tension dont les éléments
dramaturgiques (scénario, mise en scène, son, éclairage) sont associés, dans un
même souffle, à l'équipe du tournage. Ce
que nous montre enfin Minnelli n'est rien d'autre qu'un immense désir de cinéma
dans lequel toutes les étapes fusionneraient dans une même passion dévorante et
dans une ultime nécessité.
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