Au-delà
de la mise en scène exceptionnelle de Martin Ritt, ce plan, extrait du film Le Prête-nom (The Front, 1976), est d'une troublante intensité, puisque le
personnage visible dans le miroir n'est autre que l'acteur Zero Mostel jouant
son propre rôle, vingt-quatre ans après sa mise à l'index sur la liste noire d'Hollywood
pour sympathie communiste (1). Il incarne chez Martin Ritt (un autre blacklisté) Hecky Brown, un acteur de
télévision convoqué par la Commission des activités antiaméricaines pour le
forcer à dénoncer tous ceux qui, dans la profession, auraient le tort d'avoir des idées trop libérales.
En le voyant entrer, tout enjoué, dans une chambre d'hôtel, le spectateur est
en droit de penser qu'il a donné à la Commission plusieurs noms pour se
disculper et poursuivre sans encombres sa carrière. Mais la mise en scène de
Martin Ritt semble nous dire le contraire. La chambre est vide, le maître
d'hôtel vient d'apporter une bouteille de cognac dans un seau à glace, mais
Hecky ne semble attendre personne.Tout en se parlant à lui-même, il entre dans
une chambre, la bouteille de cognac dans les bras, sort du cadre sur la droite
mais reste visible dans le champ grâce à son reflet dans le miroir. Après avoir
porté la bouteille à sa bouche et bu une gorgée, il se tourne sur sa gauche
pour quitter le miroir. La caméra n'a toujours pas bougé, mais l'ouverture
d'une fenêtre s'entend très distinctement. Une bourrasque d'air frais pénètre
dans la chambre soulevant les rideaux dont le tissu diaphane apparait dans le
miroir. À ce moment, un lent panoramique gauche-droite balaie le cadre pour se
fixer sur la fenêtre ouverte, la bouteille de cognac bien visible posée sur la
pièce d'appui. Hecky vient de se défenestrer sans un cri. En un plan-séquence
glaçant dont l'épilogue est resté hors-champ, tout a été filmé avec une
sobriété impressionnante. Il y a comme un parfum de désespoir dans cette mise en scène, où se conjuguent,
outre la solitude de Hecky, la désillusion face à la vie et l'humiliation provoquée,
en dépit de son silence qui l'a condamné à une mort professionnelle, par les
réactionnaires de la Commission. Ce suicide rappelle celui de Phillip Loeb, ami
de Zero Mostel et acteur peu connu mais qui venait de décrocher un des rôles
principaux d'une série télévisée très populaire: The Goldbergs (2). Devant sa mise en accusation pour sympathie communiste
qui précéda son départ de la série, celui-ci se suicida le 1er
septembre 1955 dans une chambre d'hôtel en avalant de fortes doses de
somnifères. Enfin, la présence de Zéro Mostel dans ce film est d'autant plus
ironique qu'il avait tourné en 1950 Panique
dans la rue (Panic in the Streets)
sous la direction d'Elia Kazan. Alors que Mostel avait courageusement refusé de
donner des noms, Elia Kazan, quant à lui, n'eut pas les mêmes préoccupations et
collabora sans rechigner avec la Commission présidée de 1951 à 1952 par John S.
Wood. Sur un scénario de Walter Bernstein (encore un autre blacklisté !), Martin Ritt tend, avec Le Prête-nom, une image
spéculaire cruelle dont la réflexion continue d'interpeller les États-Unis.
(1)
Voir l'article le maccarthysme chez Jay
Roach
(2) Alerte rouge sur l'Amérique, retour sur le
maccarthysme de Florin Aftalion, JC Lattès, 2006, p.134
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