samedi 26 janvier 2019

Le miroir chez Martin Ritt



Au-delà de la mise en scène exceptionnelle de Martin Ritt, ce plan, extrait du film Le Prête-nom (The Front, 1976), est d'une troublante intensité, puisque le personnage visible dans le miroir n'est autre que l'acteur Zero Mostel jouant son propre rôle, vingt-quatre ans après sa mise à l'index sur la liste noire d'Hollywood pour sympathie communiste (1). Il incarne chez Martin Ritt (un autre blacklisté) Hecky Brown, un acteur de télévision convoqué par la Commission des activités antiaméricaines pour le forcer à dénoncer tous ceux qui, dans la profession,  auraient le tort d'avoir des idées trop libérales. En le voyant entrer, tout enjoué, dans une chambre d'hôtel, le spectateur est en droit de penser qu'il a donné à la Commission plusieurs noms pour se disculper et poursuivre sans encombres sa carrière. Mais la mise en scène de Martin Ritt semble nous dire le contraire. La chambre est vide, le maître d'hôtel vient d'apporter une bouteille de cognac dans un seau à glace, mais Hecky ne semble attendre personne.Tout en se parlant à lui-même, il entre dans une chambre, la bouteille de cognac dans les bras, sort du cadre sur la droite mais reste visible dans le champ grâce à son reflet dans le miroir. Après avoir porté la bouteille à sa bouche et bu une gorgée, il se tourne sur sa gauche pour quitter le miroir. La caméra n'a toujours pas bougé, mais l'ouverture d'une fenêtre s'entend très distinctement. Une bourrasque d'air frais pénètre dans la chambre soulevant les rideaux dont le tissu diaphane apparait dans le miroir. À ce moment, un lent panoramique gauche-droite balaie le cadre pour se fixer sur la fenêtre ouverte, la bouteille de cognac bien visible posée sur la pièce d'appui. Hecky vient de se défenestrer sans un cri. En un plan-séquence glaçant dont l'épilogue est resté hors-champ, tout a été filmé avec une sobriété impressionnante. Il y a comme un parfum de désespoir dans cette mise en scène, où se conjuguent, outre la solitude de Hecky, la désillusion face à la vie et l'humiliation provoquée, en dépit de son silence qui l'a condamné à une mort professionnelle, par les réactionnaires de la Commission. Ce suicide rappelle celui de Phillip Loeb, ami de Zero Mostel et acteur peu connu mais qui venait de décrocher un des rôles principaux d'une série télévisée très populaire: The Goldbergs (2). Devant sa mise en accusation pour sympathie communiste qui précéda son départ de la série, celui-ci se suicida le 1er septembre 1955 dans une chambre d'hôtel en avalant de fortes doses de somnifères. Enfin, la présence de Zéro Mostel dans ce film est d'autant plus ironique  qu'il avait tourné en 1950  Panique dans la rue (Panic in the Streets) sous la direction d'Elia Kazan. Alors que Mostel avait courageusement refusé de donner des noms, Elia Kazan, quant à lui, n'eut pas les mêmes préoccupations et collabora sans rechigner avec la Commission présidée de 1951 à 1952 par John S. Wood. Sur un scénario de Walter Bernstein (encore un autre blacklisté !), Martin Ritt tend, avec Le Prête-nom,  une image spéculaire cruelle dont la réflexion continue d'interpeller les États-Unis.

(1) Voir l'article le maccarthysme chez Jay Roach
(2) Alerte rouge sur l'Amérique, retour sur le maccarthysme de Florin Aftalion, JC Lattès, 2006, p.134



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