dimanche 20 janvier 2019

Les conflits sociaux chez Mark Rydell



De Notre pain quotidien (Our Daily Bread, King Vidor, 1934) à  L'Affaire Josey Aimes  (North Country, Niki Caro, 2005) en passant par Les Raisins de la colère (Grapes of Wrath, John Ford, 1940) ou Sur les quais (On the Waterfront, Elia Kazan, 1954), sans oublier Normae Rae (Martin Ritt, 1979), les conflits qui agitent la société américaine ne sont pas ignorés, mais restent marginaux dans une industrie hollywoodienne qui cherche d'abord et avant tout le divertissement, évitant les sujets trop abrasifs. La lutte des classes ne peut être que minimisée au pays de l'Oncle Sam qui a banni de son mental tout autant la rhétorique marxiste que tous ceux qui ont le tort de ne pas participer à l'american way of life. Avec La Rivière (The River, 1984) Mark Rydell s'empare à bras le corps de la crise agricole qui secoue les États-Unis au début des années 80. L'endettement massif des petits exploitants et leur dépendance vis-à-vis de l'industrie agro-alimentaire qui fournit les semences et les engrais à des prix prohibitifs, la concurrence des pays émergents (Inde, Brésil) et la chute des prix céréaliers poussent la famille Gaumer à  la faillite. Quelque part au Tennessee,  le père, Dan (Jim Antonio), vient de s'aligner avec sa femme et ses deux enfants aux côtés d'un commissaire-priseur, stetson sur la tête et mégaphone en bandoulière, et d'un chevalet sur lequel est posée la photographie de la ferme familiale devenue l'enjeu de cette vente aux enchères. Les bras ballants, submergés par la détresse et le dénuement, encore abasourdis par la catastrophe en cours, les Gaumer incarnent les perdants du capitalisme américain, plus prompt à soutenir l'agro-business que les petites exploitations familiales. Encouragés depuis des décennies à investir par les gouvernements successifs, et donc à s'endetter auprès des banques, les Gaumer, comme tant d'autres, ne peuvent plus faire face à leurs échéances. La représentation de cette tragédie sociale et agricole rompt violemment avec le mythe agrarien de Thomas Jefferson qui fonde au XIXe siècle l'imaginaire américain et qui structure la pensée sur l'exploitation et la préservation de la terre, en faisant des petits propriétaires terriens les tenants d'une république naissante. Le fermier est, dans l'inconscient collectif, le symbole même de la démocratie, celui qui a su utiliser et faire fructifier les richesses que la Destinée manifeste (1)  a mises à sa disposition au moment de la conquête de cet espace. « Il sera dans un même ordre d'idée opposé à la trahison économique opérée contre lui, dans les années quatre-vingts, par l'administration reaganienne. Il devient alors le symbole de la pauvreté, de l'échec de la pensée jeffersionnienne et, par conséquent, du détournement du rêve américain par le capitalisme des monopoles » (2).  « Il est trop tard, ils me l'ont déjà saisie » dit Dan d'une voix cassée en parlant de son ex-propriété. L'emploi du pronom personnel « ils » permet de ne pas donner un visage à ce capitalisme qui broie les individus et qui les dépossède de leur identité. La résistance apparaît ainsi d'autant plus difficile que l'adversaire est insaisissable. Le contraste entre la famille Gaumer figée, buvant le calice jusqu'à la lie, et l'amplitude des gestes du commissaire-priseur est saisissant. Si les premiers voient déjà leur sort scellé – la perte de leur exploitation est pour eux un ultime déshonneur au pays de la propriété individuelle -,  le deuxième s'apprête, d'une voix monocorde et professionnelle, à lancer ses lancinantes mises à prix qui ne feront que prolonger le supplice des Gaumer. Dans un pays où les inégalités sociales n'ont jamais été aussi grandes, La Rivière rappelle que cette descente aux enfers des paysans n'est que la matérialisation des rapports de force qui minent la démocratie américaine gangrénée par la loi du marché. La même année, et par un curieux jeu de miroirs – le monde du travail dans les campagnes étant plutôt ignoré jusque-là – Les Moissons de la colère (Country, Richard Pierce) et Les Saisons du cœur ( Places in the Heart, Robert Benton) reprendront les mêmes enjeux dramatiques.

(1) Voir l'article La Destinée manifeste et la Frontière chez Sydney Pollack 
(2) Les grands thèmes du cinéma américain de Michel Cieutat, tome 1, Éditions du Cerf, Paris 1988, p.110



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