Du
Docteur Frankenstein (Frankenstein,
James Whale, 1931) au Docteur Jekyll (Dr
Jekyll and Mr Hyde, Rouben Mamoulian, 1931) en passant par le Docteur
Septimus Pretorius (La Fiancée de
Frankenstein/Bride of Frankenstein,
James Whale, 1935), ou encore le Docteur Thorkel (Dr. Cyclops, Ernest B. Schoedsack, 1940), la liste des médecins
animés par un syndrome prométhéen est aussi longue que l'histoire du cinéma. Le
Docteur Moreau (Charles Laughton) figure en bonne place dans ce panthéon de
démiurges à la personnalité trouble et au désir de puissance toujours
renouvelé. Réalisé par Erle C. Kenton en 1932, L'Île du Docteur Moreau (Island
of Lost Souls) – adaptation du roman homonyme de H.G. Wells publié en 1896
- est une plongée asphyxiante dans le cerveau d'un homme dont la mégalomanie
n'a d'égal que son sadisme et sa perversité.
Isolé sur une île déserte, le Docteur Moreau se livre à des expériences
sur des animaux pour les transformer, par des interventions chirugicales, en
êtres humains, capables de parler et de penser. Ces êtres hybrides obéissent à
une Loi imposée par Moreau et destinée à interdire les comportements susceptibles
de les ramener à leur état naturel et
animalier. Moreau (photogramme 1), perché sur une butte de terre, tout de blanc
vétu, révolver à la ceinture et fouet à la main, ivre de sa puissance et de son
hubris, domine ses créatures, mi-hommes mi-animales (photogramme 2), à genoux
devant lui. Filmé en contreplongée (celle qui traduit une position dominante), Moreau est un tyran dont le verbe oblige: « Quelle est la loi ? » dit-il d'une voix autoritaire. Et ce
bestiaire cauchemardesque lobotomisé, filmé à l'inverse en plongée (celle qui
écrase et déprécie), de répéter en chœur: « Ne
pas marcher à quatre pattes. Telle est
la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne
pas manger de viande. Telle est la
Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?
Ne pas verser du sang. Telle est la loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » Tourné dix ans après l'arrivée au
pouvoir de Mussolini en Italie, quatre ans après celle de Staline en URSS et un
an avant celle de Hitler en Allemagne, L'Île
du Docteur Moreau est un violent réquisitoire contre tous les
totalitarismes et toutes les dérives politiques autoritaires. Dans son désir de
créer un homme nouveau, le médecin a parfaitement intégré l'art de la manipulation
des foules en martelant des idées simples, en insufflant une foi destinée à lui
rendre un culte et en réprimant toute
velléité de contestation par la coercition. La violence et l'ignominie de la
vivisection (« la maison de douleur »,
le laboratoire dans lequel Moreau fait ses expérimentations) qu'il pratique sur
les animaux n'est que le reflet de toute la brutalisation politique et sociale
qui submerge déjà l'Europe des années 30. N'ayant de comptes à rendre à
personne et surtout pas à Dieu puisqu'il se considère comme son égal, ( « il est l'homme qui crée, il est l'homme qui guérit » crie une
créature), le Docteur Moreau décrète, vote et applique sa loi inique à ceux
qu'il considère comme ses esclaves, des créatures infernales tout droit sorties
des pandémoniums de Jérome Bosch. La loi de Moreau, à l'inverse de ce que
disait Aristote, n'est plus un discours déterminé par le consentement de tous,
mais une règle pervertie et imposée de manière autoritaire et unidirectionnelle
par un savant fou, dénué d'éthique et de tout sens moral. Dans son costume
immaculé, impeccablement ajusté, l'omnipotent médecin est juge, juré et
bourreau, et préfigure le Docteur
Mengele et ses sinistres expériences dans le camp d'extermination d'Auschwitz.
Charge violente contre les dérives de la science et interrogation sur la nature
humaine et sa part de bestialité, L'Île
du Docteur Moreau continue, par-delà les années, à diffuser son parfum
vénéneux.
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