mercredi 2 janvier 2019

La loi chez Erle C. Kenton




Du Docteur Frankenstein (Frankenstein, James Whale, 1931) au Docteur Jekyll (Dr Jekyll and Mr Hyde, Rouben Mamoulian, 1931) en passant par le Docteur Septimus Pretorius (La Fiancée de Frankenstein/Bride of Frankenstein, James Whale, 1935), ou encore le Docteur Thorkel (Dr. Cyclops, Ernest B. Schoedsack, 1940), la liste des médecins animés par un syndrome prométhéen est aussi longue que l'histoire du cinéma. Le Docteur Moreau (Charles Laughton) figure en bonne place dans ce panthéon de démiurges à la personnalité trouble et au désir de puissance toujours renouvelé. Réalisé par Erle C. Kenton en 1932, L'Île du Docteur Moreau (Island of Lost Souls) – adaptation du roman homonyme de H.G. Wells publié en 1896 - est une plongée asphyxiante dans le cerveau d'un homme dont la mégalomanie n'a d'égal que son sadisme et sa perversité.  Isolé sur une île déserte, le Docteur Moreau se livre à des expériences sur des animaux pour les transformer, par des interventions chirugicales, en êtres humains, capables de parler et de penser. Ces êtres hybrides obéissent à une Loi imposée par Moreau et destinée à interdire les comportements susceptibles de les ramener à  leur état naturel et animalier. Moreau (photogramme 1), perché sur une butte de terre, tout de blanc vétu, révolver à la ceinture et fouet à la main, ivre de sa puissance et de son hubris, domine ses créatures, mi-hommes mi-animales (photogramme 2), à genoux devant lui. Filmé en contreplongée (celle qui traduit une position dominante),  Moreau est un tyran dont le verbe oblige: « Quelle est la loi ? »  dit-il d'une voix autoritaire. Et ce bestiaire cauchemardesque lobotomisé, filmé à l'inverse en plongée (celle qui écrase et déprécie), de répéter en chœur: « Ne pas marcher à quatre pattes. Telle est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne pas manger de viande. Telle est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne pas verser du sang. Telle est la loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » Tourné dix ans après l'arrivée au pouvoir de Mussolini en Italie, quatre ans après celle de Staline en URSS et un an avant celle de Hitler en Allemagne, L'Île du Docteur Moreau est un violent réquisitoire contre tous les totalitarismes et toutes les dérives politiques autoritaires. Dans son désir de créer un homme nouveau, le médecin a parfaitement intégré l'art de la manipulation des foules en martelant des idées simples, en insufflant une foi destinée à lui rendre un culte  et en réprimant toute velléité de contestation par la coercition. La violence et l'ignominie de la vivisection (« la maison de douleur », le laboratoire dans lequel Moreau fait ses expérimentations) qu'il pratique sur les animaux n'est que le reflet de toute la brutalisation politique et sociale qui submerge déjà l'Europe des années 30. N'ayant de comptes à rendre à personne et surtout pas à Dieu puisqu'il se considère comme son égal, ( « il est l'homme qui crée, il est l'homme qui guérit » crie une créature), le Docteur Moreau décrète, vote et applique sa loi inique à ceux qu'il considère comme ses esclaves, des créatures infernales tout droit sorties des pandémoniums de Jérome Bosch. La loi de Moreau, à l'inverse de ce que disait Aristote, n'est plus un discours déterminé par le consentement de tous, mais une règle pervertie et imposée de manière autoritaire et unidirectionnelle par un savant fou, dénué d'éthique et de tout sens moral. Dans son costume immaculé, impeccablement ajusté, l'omnipotent médecin est juge, juré et bourreau, et préfigure  le Docteur Mengele et ses sinistres expériences dans le camp d'extermination d'Auschwitz. Charge violente contre les dérives de la science et interrogation sur la nature humaine et sa part de bestialité, L'Île du Docteur Moreau continue, par-delà les années, à diffuser son parfum vénéneux.



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