Dans L'Étrange créature du lac noir (Creature from the Black Lagoon, Jack
Arnold, 1954), une expédition scientifique, composée de quatre hommes et d'une
femme ichtyologistes, explore l'Amazone à la suite de la découverte d'une patte
palmée fossilisée d'une espèce inconnue. Leur bateau ayant mouillé l'ancre dans
un lagon cerné par une végétation luxuriante, Kay Lawrence (Julie Adams), au
mépris des piranhas, des anacondas ou des caïmans qui peuplent cet écosystème
aquatique, décide de se détendre et de
nager dans ces eaux à l'apparence tranquille. Elle est loin d'imaginer qu'elle
est en train de troubler l'habitat sous-marin d'une créature mi-homme
mi-poisson, venue d'un âge antédiluvien, un être hybride et ambigü, recouvert
d'écailles et aux pattes palmées. Alors
que Kay fend grâcieusement la surface de l'eau
en faisant osciller son corps dans un
équilibre horizontal parfait, la créature, tout d'abord interloquée, puis
rapidement enhardie et subjuguée, s'approche d'elle, se met sur le dos, pour
suivre une trajectoire parallèle, jusqu'à quasiment la toucher. À l'instar de
King Kong tombé immédiatement amoureux
d'Ann Darrow (King Kong, Merian C. Cooper
et Ernest B. Schoedsack, 1933), cet amphibien anthropomorphisé est en émoi – tout comme les spectateurs - devant ce corps
fortement érotisé qui évolue avec sensualité dans cette eau peu profonde dont
les tons clairs-obscurs baignent tout le cadre. Le réalisateur associe dans ce
ballet romantique et envoûtant le charme d'une nageuse innocente à la naissance
du désir pour une créature qui n'en a probablement jamais connu. La
vulnérabilité de Kay apparaît d'autant plus grande que la convoitise de
l'homme-poisson s'accroît au fur et à mesure qu'il s'approche d'elle. Le but de
la Bête n'est-il pas toujours de conquêrir la Belle ? Inconsciente du danger, Kay poursuit sa nage,
s'arrête de temps à autre pour retrouver son souffle, reprend ses coulées, ivre
de sentir son corps bouger à la surface de l'eau. Mais sous les flots, nous
n'entendons que le silence, même si une musique extradiégétique recouvre le battement
régulier des jambes et des bras de Kay tout en servant de lien pour filmer le
monde du dessus, calme et rassurant, et le monde du dessous, mystérieux et ambigü.
Ambigü, parce que la créature squameuse présente un caractère étrangement
humain, puisqu'au-delà de son anatomie anthropoïde, elle incarne surtout la
matérialisation de nos pulsions et de nos peurs face à l'inconnu, face à ce qui
rôde dans notre inconscient comme dans
les ténèbres des profondeurs marines. Jack Arnold avait-il en tête l'autre
ballet sous-marin suggestif entre Tarzan et Jane, et qui a su contre toute
attente échapper aux foudres de la censure du Code Hays, (Tarzan et sa compagne/Tarzan
and his Mate, Cedric Gibbons et Jack Conway, 1934) ? En tout état de cause, quand Steven Spielberg tournera Les
Dents de la mer (Jaws, 1975), la
première attaque du requin contre la nageuse sera une citation explicite –
certes plus sanglante - de cette séquence aquatique arnoldienne qui a gardé
toute sa puissance poétique et charnelle.
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