lundi 31 décembre 2018

La Belle et la Bête chez Jack Arnold




Dans L'Étrange créature du lac noir (Creature from the Black Lagoon, Jack Arnold, 1954), une expédition scientifique, composée de quatre hommes et d'une femme ichtyologistes, explore l'Amazone à la suite de la découverte d'une patte palmée fossilisée d'une espèce inconnue. Leur bateau ayant mouillé l'ancre dans un lagon cerné par une végétation luxuriante, Kay Lawrence (Julie Adams), au mépris des piranhas, des anacondas ou des caïmans qui peuplent cet écosystème aquatique,  décide de se détendre et de nager dans ces eaux à l'apparence tranquille. Elle est loin d'imaginer qu'elle est en train de troubler l'habitat sous-marin d'une créature mi-homme mi-poisson, venue d'un âge antédiluvien, un être hybride et ambigü, recouvert d'écailles et aux pattes palmées.  Alors que Kay fend grâcieusement la surface de l'eau  en faisant osciller son corps dans un  équilibre horizontal parfait, la créature, tout d'abord interloquée, puis rapidement enhardie et subjuguée, s'approche d'elle, se met sur le dos, pour suivre une trajectoire parallèle, jusqu'à quasiment la toucher. À l'instar de King Kong tombé  immédiatement amoureux d'Ann Darrow (King Kong, Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 1933), cet amphibien anthropomorphisé est en émoi – tout comme les spectateurs -  devant ce corps fortement érotisé qui évolue avec sensualité dans cette eau peu profonde dont les tons clairs-obscurs baignent tout le cadre. Le réalisateur associe dans ce ballet romantique et envoûtant le charme d'une nageuse innocente à la naissance du désir pour une créature qui n'en a probablement jamais connu. La vulnérabilité de Kay apparaît d'autant plus grande que la convoitise de l'homme-poisson s'accroît au fur et à mesure qu'il s'approche d'elle. Le but de la Bête n'est-il pas toujours de conquêrir la Belle ?  Inconsciente du danger, Kay poursuit sa nage, s'arrête de temps à autre pour retrouver son souffle, reprend ses coulées, ivre de sentir son corps bouger à la surface de l'eau. Mais sous les flots, nous n'entendons que le silence, même si une musique extradiégétique recouvre le battement régulier des jambes et des bras de Kay tout en servant de lien pour filmer le monde du dessus, calme et rassurant, et le monde du dessous, mystérieux et ambigü. Ambigü, parce que la créature squameuse présente un caractère étrangement humain, puisqu'au-delà de son anatomie anthropoïde, elle incarne surtout la matérialisation de nos pulsions et de nos peurs face à l'inconnu, face à ce qui rôde dans notre inconscient  comme dans les ténèbres des profondeurs marines. Jack Arnold avait-il en tête l'autre ballet sous-marin suggestif entre Tarzan et Jane, et qui a su contre toute attente échapper aux  foudres de la censure du Code Hays, (Tarzan et sa compagne/Tarzan and his Mate, Cedric Gibbons et Jack Conway, 1934) ? En tout état de cause, quand Steven Spielberg tournera Les Dents de la mer (Jaws, 1975), la première attaque du requin contre la nageuse sera une citation explicite – certes plus sanglante - de cette séquence aquatique arnoldienne qui a gardé toute sa puissance poétique et charnelle.


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