Ce plan extrait du film de David Lynch, Elephant Man (1980) est un split-screen
naturel, un écran coupé en deux par la limite du paravent opposant à gauche un
groupe de scientifiques regardant à droite un être difforme, monstrueux, dont
la silhouette est projetée, telle une ombre chinoise, sur le rideau qui le
cache en partie à nos yeux. Cette silhouette, c’est John Merrick (qui a réellement
existé), dit l’homme-éléphant, un homme atteint d’affreuses difformités et
d’anomalies physiques regroupées sous le terme de neurofibromatose de type 1,
une maladie neurologique héréditaire incurable au XIXe siècle. Découvert en
1884 par le Docteur Frederick Treves (Anthony Hopkins, debout à gauche), dans
un chapiteau londonien où il est exposé comme un phénomène de foire, John est
présenté aux médecins, membres de la société de pathologie du Collège royal de
médecine de Londres. Le bras gauche plus court que le bras droit dont le volume
est disproportionné, la déformation de la colonne vertébrale et la macrocéphalie de
John font de lui un objet d’étude, mais aussi de voyeurisme que David Lynch met
clairement en scène. Cette monstruosité est d’abord le réceptacle de notre
fascination, mélée de curiosité malsaine et ambiguë, pour tout ce qui nous
entraîne « aux confins de l’humanité. » (1)
La maladie de John pose la question de la normalité, et le regard que nous
posons tour à tour sur lui et sur le parterre de scientifiques médusés donne la
mesure de ce que nous attendons à cet instant : nous approprier
visuellement, à l’instar des médecins en avance sur nous, ce corps qui nous est
en partie caché et présenté comme monstrueux. Ce plan active notre peur instinctive
de la perte de l’intégrité du corps humain et, en ce sens, John Merrick est une
transgression naturelle qui défie la science et ses certitudes. Alors que son
exposition le réduit encore et toujours à une attraction foraine, John, une
nouvelle fois victime des regards indiscrets des autres, n’est pas en mesure de
s’opposer à cette mise à nu de son corps. Le détail des descriptions
anatomiques que fait le Docteur Treves nous laisse entrevoir la réalité
physique de sa morphologie mutilée. De cette manière, Elephant Man renvoie directement à un autre film auquel il rend hommage : Freaks de Tod Browning, tourné en 1932. Cet
ovni cinématographique, particulièrement dérangeant et troublant, met en scène
de la même façon des êtres difformes, disgracieux, appartenant à un cirque,
mais avec une grande différence qui donne à cette œuvre une aura particulière:
l’homme-tronc, le torse vivant, la femme à barbe, la microcéphale, la femme
sans bras, l’androgyne jouent en fait leur propre rôle, alors que John Merrick est interprété (magnifiquement, certes !) par l’acteur
britannique John Hurt. Le maquillage qu’il porte le sépare des freaks
de Browning, mais dans les deux cas, l’intention est de montrer que ces
hommes et ces femmes se rejoignent dans leur volonté de montrer qu’il y a un
cœur, un cerveau et des émotions sous la difformité.
Mythes,
monstres et cinéma : aux confins de l’humanité de Olivier R. Grim, Presses Universitaires de
Grenoble, 2008
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