jeudi 6 décembre 2018

La monstruosité chez David Lynch



Ce plan extrait du film de David Lynch, Elephant Man (1980) est un split-screen naturel, un écran coupé en deux par la limite du paravent opposant à gauche un groupe de scientifiques regardant à droite un être difforme, monstrueux, dont la silhouette est projetée, telle une ombre chinoise, sur le rideau qui le cache en partie à nos yeux. Cette silhouette, c’est John Merrick (qui a réellement existé), dit l’homme-éléphant, un homme atteint d’affreuses difformités et d’anomalies physiques regroupées sous le terme de neurofibromatose de type 1, une maladie neurologique héréditaire incurable au XIXe siècle. Découvert en 1884 par le Docteur Frederick Treves (Anthony Hopkins, debout à gauche), dans un chapiteau londonien où il est exposé comme un phénomène de foire, John est présenté aux médecins, membres de la société de pathologie du Collège royal de médecine de Londres. Le bras gauche plus court que le bras droit dont le volume est disproportionné, la déformation de la colonne vertébrale et la macrocéphalie de John font de lui un objet d’étude, mais aussi de voyeurisme que David Lynch met clairement en scène. Cette monstruosité est d’abord le réceptacle de notre fascination, mélée de curiosité malsaine et ambiguë, pour tout ce qui nous entraîne  « aux confins de l’humanité. » (1) La maladie de John pose la question de la normalité, et le regard que nous posons tour à tour sur lui et sur le parterre de scientifiques médusés donne la mesure de ce que nous attendons à cet instant : nous approprier visuellement, à l’instar des médecins en avance sur nous, ce corps qui nous est en partie caché et présenté comme monstrueux. Ce plan active notre peur instinctive de la perte de l’intégrité du corps humain et, en ce sens, John Merrick est une transgression naturelle qui défie la science et ses certitudes. Alors que son exposition le réduit encore et toujours à une attraction foraine, John, une nouvelle fois victime des regards indiscrets des autres, n’est pas en mesure de s’opposer à cette mise à nu de son corps. Le détail des descriptions anatomiques que fait le Docteur Treves nous laisse entrevoir la réalité physique de sa morphologie mutilée. De cette manière, Elephant Man renvoie directement à  un autre film auquel il rend hommage : Freaks de Tod Browning, tourné en 1932. Cet ovni cinématographique, particulièrement dérangeant et troublant, met en scène de la même façon des êtres difformes, disgracieux, appartenant à un cirque, mais avec une grande différence qui donne à cette œuvre une aura particulière: l’homme-tronc, le torse vivant, la femme à barbe, la microcéphale, la femme sans bras, l’androgyne jouent en fait leur propre rôle, alors que John Merrick  est interprété (magnifiquement, certes !) par l’acteur britannique John Hurt. Le maquillage qu’il porte le sépare des freaks  de Browning, mais dans les deux cas, l’intention est de montrer que ces hommes et ces femmes se rejoignent dans leur volonté de montrer qu’il y a un cœur, un cerveau et des émotions sous la difformité.

Mythes, monstres et cinéma : aux confins de l’humanité de Olivier R. Grim, Presses Universitaires de Grenoble, 2008



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