En
1942, dans la France soumise par les Allemands, Jean-François Jardie
(Jean-Pierre Cassel, de dos) est un résistant gaulliste, arrêté par la Gestapo
et remis entre les mains de l’armée allemande. S’étant, de manière suicidaire,
volontairement livré aux forces d’occupation, Jean-François cherche à entrer en
contact avec un de ses compagnons, arrêté plus tôt, Félix (Paul Crauchet), pour
l’avertir d’un audacieux mais aléatoire plan d’évasion mis sur pied par le
réseau de résistance auquel ils appartiennent. Torturé hors-champ, il se
retrouve dans le bureau vide du commandant allemand de l’ancienne École de
santé militaire lyonnaise, transformée par les nazis en prison. Affaissé sur
une chaise, les mains menottées dans le dos, la tête penchée sur le côté gauche
et les pieds reposant à peine sur le sol, Jean-François vient de subir un
interrogatoire à la mesure de sa position désarticulée. Visiblement inconscient
et meurtri par les coups qu’il a reçus, il se trouve isolé dans cette grande
pièce, dans un cercle rouge qui ne
lui laisse guère d’échappatoire. Devant lui, à plusieurs mètres de distance, se
tient un bureau éclairé par une lampe qui projette une lueur blafarde sur les
portraits accrochés au mur de Heinrich Himmler, à gauche, et de Reinhard
Heydrich, à droite, deux des plus hauts responsables de la police nazie. Le
résistant est tenu à distance comme si l’officier allemand à venir ne voulait
pas voir les stigmates de brutalité sur le corps et le visage de Jean-François.
Le luxe peu ostentatoire et les tons froids de la pièce sont associés aux
gradés, donneurs d’ordres, et non aux exécuteurs des basses œuvres qui opèrent
dans les sous-sols. Le silence et la nudité de l’espace, renforcés par
l’enfermement, la fatalité et la mort qui rôde renvoient aux thèmes chers à
Jean-Pierre Melville. Il y a certainement une part de Gustave Minda (Lino Ventura dans Le Deuxième Souffle, 1966), qui interprète un truand torturé par la
police française, dans la composition de Jean-Pierre Cassel. Savoir que Melville ( Jean-Pierre Grumbach de son vrai
nom) aurait pu être à la place de Jean-François (le réalisateur s’était engagé
très jeune dans la Résistance) donne une dimension troublante au plan. Sans
lyrisme et sans héros, le cinéaste dépeint un univers tragique à
rebours du ton hagiographique de La
Bataille du rail (René Clément, 1946), un univers dans lequel des hommes et
des femmes dotés d’un sens de l’honneur chevillé au corps, « courageux et
idéalistes, qui sans être des surhommes et avec leurs faiblesses, ont cherché à
leur petite échelle à enrayer la mécanique de mort des nazis et ranimer la
flamme nationale que l’on croyait éteinte depuis l’avènement de Vichy » (1). L’Armée des ombres (1969) est le
troisième volet que Jean-Pierre Melville consacra à la Résistance et à la
guerre après Le Silence de la mer (1947) et Léon
Morin, prêtre (1961). Mais en face de la violence allemande déployée contre
ces hommes de l’ombre, le spectateur ne peut s’empêcher de penser, en vain, à
la citation finale d’Anatole France qui clôt Le Silence de la mer : « Il est beau qu’un soldat désobéisse à
des ordres criminels ».
(1) L’Histoire fait son cinéma de Guillaume
Evin, Éditions de La Martinière, Paris, 2013, p.178
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