Entre
La Vie et rien d’autre (Bertrand
Tavernier, 1989) et Un long dimanche de
fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) en passant par La Chambre des officiers (François Dupeyron, 2001), le cinéma
français continue de fouailler la plaie purulente de la Première Guerre
mondiale. Au revoir, là-haut (Albert
Dupontel, 2017), inspiré du livre éponyme de Pierre Lemaître, montre à travers
une « gueule cassée » le traumatisme physique et moral de tous ces combattants
survivants qui tentent de se reconstruire après avoir subi d’effroyables
blessures. Edouard Péricourt (Nahuel Pérez Biscayart) est l’un de ces anciens
poilus sans visage ou presque, qui a vu « arriver à sa rencontre un éclat
d’obus gros comme une assiette à soupe. Assez épais et à une vitesse
vertigineuse » (1). La moitié inférieure de son visage ayant disparu, et pour
cacher cette plaie béante, Édouard décide de créer des masques plus originaux
les uns que les autres, autant pour se protéger du regard d’autrui que pour se
prouver à lui-même qu’il est encore un être humain. Artiste confirmé, il
commence par dessiner des modèles puis malaxe le plâtre et les pigments de
toutes les couleurs, pour donner forme à cette seconde peau, plaquée sur une
grande partie de son visage. Cet acte de dissimulation lui permet
également d’exister envers et contre
tout, puisqu’il a choisi d’être déclaré mort au champ d’honneur pour ne pas
avoir à affronter le regard de sa famille. Comme sur une scène de la Comedia
dell arte, mais à l’inverse du masque de Polichinelle qui évoque la laideur
avec ses verrues sur le front, ses joues tombantes et son nez crochu de
vautour, le masque bleu d’Édouard, finement travaillé et riche en arabesques, l’autorise
à endosser une nouvelle personnalité, à déguiser sa laideur et à se faire le
héros de sa propre tragédie. Mais en dépit de cette sensibilité artistique d’un
écorché vif, et parce qu’il s’agit précisément d’un masque, l’inquiétude du
regard, soulignée par la lumière blafarde projetée par la lampe à pétrole qu’il
tient dans sa main, donne à Édouard une dimension inquiétante, étrange, quelque
chose qui ressemble à de la fatalité et à du désespoir. Privé d’une parole
intelligible, et désormais marginalisé, Édouard n’a que ses yeux pour hurler l’effroi
de sa condition qui le ramène sans cesse à la guerre, cette entreprise de
destruction généralisée des corps et des âmes, commanditée et organisée par des
États et des états-majors de salon. S’il décide de monter une opération d’escroquerie
visant à vendre des monuments aux morts qui n’existent pas, c’est plus pour se
venger de ces autorités responsables de sa déshumanisation que par appât du
gain. Sous son attrait esthétique, le masque favorise la mascarade à laquelle
se livre Édouard, seule susceptible de le maintenir en vie dans un monde qui
veut désormais oublier et s’étourdir dans « les années folles ».
(1) Au
revoir là-haut de Pierre Lemaître, Albin Michel, 2013, p.52
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