vendredi 5 janvier 2018

Le masque chez Albert Dupontel


Entre La Vie et rien d’autre (Bertrand Tavernier, 1989) et Un long dimanche de fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) en passant par La Chambre des officiers (François Dupeyron, 2001), le cinéma français continue de fouailler la plaie purulente de la Première Guerre mondiale. Au revoir, là-haut (Albert Dupontel, 2017), inspiré du livre éponyme de Pierre Lemaître, montre à travers une « gueule cassée » le traumatisme physique et moral de tous ces combattants survivants qui tentent de se reconstruire après avoir subi d’effroyables blessures. Edouard Péricourt (Nahuel Pérez Biscayart) est l’un de ces anciens poilus sans visage ou presque, qui a vu « arriver à sa rencontre un éclat d’obus gros comme une assiette à soupe. Assez épais et à une vitesse vertigineuse » (1). La moitié inférieure de son visage ayant disparu, et pour cacher cette plaie béante, Édouard décide de créer des masques plus originaux les uns que les autres, autant pour se protéger du regard d’autrui que pour se prouver à lui-même qu’il est encore un être humain. Artiste confirmé, il commence par dessiner des modèles puis malaxe le plâtre et les pigments de toutes les couleurs, pour donner forme à cette seconde peau, plaquée sur une grande partie de son visage. Cet acte de dissimulation lui permet également  d’exister envers et contre tout, puisqu’il a choisi d’être déclaré mort au champ d’honneur pour ne pas avoir à affronter le regard de sa famille. Comme sur une scène de la Comedia dell arte, mais à l’inverse du masque de Polichinelle qui évoque la laideur avec ses verrues sur le front, ses joues tombantes et son nez crochu de vautour, le masque bleu d’Édouard, finement travaillé et riche en arabesques, l’autorise à endosser une nouvelle personnalité, à déguiser sa laideur et à se faire le héros de sa propre tragédie. Mais en dépit de cette sensibilité artistique d’un écorché vif, et parce qu’il s’agit précisément d’un masque, l’inquiétude du regard, soulignée par la lumière blafarde projetée par la lampe à pétrole qu’il tient dans sa main, donne à Édouard une dimension inquiétante, étrange, quelque chose qui ressemble à de la fatalité et à du désespoir. Privé d’une parole intelligible, et désormais marginalisé, Édouard n’a que ses yeux pour hurler l’effroi de sa condition qui le ramène sans cesse à la guerre, cette entreprise de destruction généralisée des corps et des âmes, commanditée et organisée par des États et des états-majors de salon. S’il décide de monter une opération d’escroquerie visant à vendre des monuments aux morts qui n’existent pas, c’est plus pour se venger de ces autorités responsables de sa déshumanisation que par appât du gain. Sous son attrait esthétique, le masque favorise la mascarade à laquelle se livre Édouard, seule susceptible de le maintenir en vie dans un monde qui veut désormais oublier et s’étourdir dans « les années folles ».

(1)  Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, Albin Michel, 2013, p.52


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