Le décès de Michael Cimino, survenu le 2 juillet
2016, est une perte irréparable pour le cinéma. Mis à part un court-métrage de
3 minutes réalisé en 2007 dans le cadre des 60 ans du festival de Cannes, No Translation Needed, le démiurge
américain ne tournait plus depuis The Sunchaser
(1996). Artiste maudit par excellence, il ne s’était jamais remis de
l’échec colossal de La Porte du Paradis
(Heaven’s Gate/1980), réalisé dans la
foulée de son immense succès, Voyage au
bout de l’enfer (The Deer Hunter/1978).
La chute de Michael Cimino fut aussi brutale que son ascension fut
stratosphérique. Les Américains avaient refusé de voir le thème central du
film, la lutte des classes dans le Wyoming de 1890 entre les grands propriétaires
de bétail qui refusaient l’arrivée sur leurs terres de nouveaux immigrés,
pauvres, venus d’Europe de l’Est. Cette remise en question du creuset
américain, cette métaphore qui désigne l’assimilation de populations étrangères
en une société homogène, a été perçue comme une attaque au scalpel de l’un des
mythes fondateurs des États-Unis. L’impitoyable et peu clairvoyante critique
américaine Pauline Kael avait affirmé en 1980, de manière brutale et
péremptoire, que « c’est un film qu’on a envie de vandaliser, à qui
on voudrait dessiner des moustaches, parce qu’il est dénué de toute
perspicacité, de la moindre ébauche de ce qui ressemblerait à une connaissance
directe – ou même une intuition – de ce que sont les gens » (1). N’ayant
rapporté qu’un peu plus de 3 millions de dollars (alors que le film avait coûté
44 millions !), la maison de production United Artists fit faillite et Michael
Cimino se retrouva persona non grata
aux yeux des producteurs. Il put néanmoins encore réaliser, avec des fortunes
diverses, L’Année du dragon (The Year of the Dragon/1985), Le Sicilien (The Sicilian/1987), La Maison
des otages (Desperate Hours/1990),
The Sunchaser (1996) et puis plus
rien. Le film, tout autant épopée que fresque intimiste, est heureusement
considéré aujourd’hui comme un chef-d’œuvre à part entière du cinéma, « l’une des sept merveilles du monde
cinématographique » (2).
Les deux plans sélectionnés présentent Nathan
Champion (Christopher Walken), un tueur à gages appointé par l’association des
éleveurs de bétail du Wyoming pour éliminer les émigrants indésirables, parce
que pauvres, étrangers et maîtrisant mal l’anglais. Des intrus donc, qui osent
s’installer sur des terres considérées par les éleveurs comme des propriétés
privées. À cet instant, mercenaire sans conscience ni mémoire, Nathan, bien qu’issu
des classes populaires et originaire de Russie, est l’exécuteur des sombres
desseins de cette caste de riches propriétaires qui refusent de faire de leurs
terres un espace de toutes les opportunités. Le tueur s’approche de sa proie,
un émigrant en train d’éviscérer une vache accrochée à un trépied à l’arrière
de sa cabane en rondins. Sur le sol maculé de boue, se profile l’ombre de
Nathan qui se prolonge sur un drap que l’émigrant avait tendu pour masquer son
vol de bétail. Nathan arme son fusil et tire à travers le drap sur l’homme dont
le corps est projeté contre les restes de l’animal, dans un amalgame de chair
et de sang. Le cercle produit par la trajectoire de la balle fait découvrir le
visage, fermé et froid, du tueur, qui se découpe devant les montagnes enneigées
du Wyoming. Ce cercle fait évidemment penser à ce leitmotiv circulaire qui
ponctue à trois reprises le film : le grand bal du début du film qui
célèbre les diplômés d’Harvard en 1870, la chorégraphie sur patins à roulettes
des émigrants et l’affrontement final autour d’un cercle de chariots défendus
par ces mêmes émigrants face à l’armée des mercenaires recrutés par les propriétaires.
Mais ce cercle est aussi une ouverture dans le cadre qui permet de voir, outre
Nathan qui vient de tourner les talons, les montagnes aux sommets emprisonnés
par les nuages. Cet espace de l’Ouest américain que Michael Cimino aimait tant,
renvoie à la citation que fait régulièrement Blue, un jeune métis indien (Jon
Seda) dans The Sunchaser à propos
d’une montagne sacrée en pays navajo, « Que
la beauté soit devant moi, que la beauté soit derrière moi, que la beauté soit
au-dessus de moi, que la beauté soit tout autour de moi ». Mais cette nature
sauvage, que semble ignorer Nathan, a été souillée par le meurtre et la fin des
espérances pour tous les déshérités de la Terre. Le pessimisme en plus,
Michael Cimino élargit le sillon creusé par John Ford – son inspiration revendiquée
– qui dans Les Raisins de la colère (Graps of Wrath/1940) ou Qu’elle était verte ma vallée (How green
was my Valley/1941), avait déjà su filmer des communautés en lutte pour
survivre. Michael Cimino s’est curieusement toujours défendu d’avoir réalisé un
film politique, pourtant cette lecture marxiste du peuplement des États-Unis a
bien été faite au pays de l’Oncle Sam, pour le plus grand malheur du
réalisateur. La Porte du Paradis est
un film extraordinaire, « un voyage au
bout d’un autre enfer, celui des désillusions, des mensonges de l’Histoire et
des terres promises mais interdites » (3).
(1) Pauline Kael, chroniques américaines,
Sonatine, 2010, p.509
(2) La
Porte du Paradis de Samuel Douhaire, article de Libération, 18 juillet 1998
(3)
Michael Cimino, les voix perdues de l’Amérique de Jean-Baptiste Thoret,
Flammarion, 2013 p.27
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